Tugendhat, Ernst : Conscience de soi et autodétermination. Interprétations analytiques
Compte rendu de Francis Foreaux.
Ernst Tugendhat : Conscience de soi et autodétermination. Interprétations analytiques. Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1995
(Texte original : Selbstbewusstsein und Selbstbestimmung. Sprachanalytische interpretationen, Frankfort, Suhrkamp Verlag, 1979).
Compte rendu de Francis Foreaux, IA-UPR de philosophie.
Ernst Tugendhat est encore peu connu en France. La première traduction française de l’un de ses livres date de 1993, et encore ne s’agissait-il que d’une série d’articles de circonstance regroupés sous le titre, spécialement choisi pour l’édition française, Être juif en Allemagne (éd. Du Cerf). Sa famille ayant fui le nazisme, E. Tugendhat commence ses études en Amérique mais décide de rentrer en Allemagne en 1949, à l’âge de 19 ans, pour suivre les cours de Heidegger. ; il y restera pour se consacrer à la recherche et à l’enseignement jusqu’en 1991. Il considérera plus tard, méditant sur sa condition de juif en Allemagne (« moi qui me considérais comme un étranger bien assimilé, mais tout de même comme un étranger », Etre juif en Allemagne, p. 15), que ce retour était prématuré, voire une erreur. Il soutient, en 1966, sa thèse d’habilitation : Le Concept de vérité chez Husserl et Heidegger. En 1976, il publie l’Introduction à la philosophie analytique, ouvrage dédié à Heidegger mais qui le détourne de la philosophie théorique ; en 1979, Conscience de soi et autodétermination et en 1993 les Conférences sur l’éthique (traduction française en 1998).
Sa double formation, auprès de la philosophie analytique anglo-saxonne et au contact de Heidegger, explique sa décision, surprenante pour nous, de mettre la notion de « Dasein », entre autres, à l’épreuve des critères linguistiques de la signification qui ont été forgés par les philosophes analytiques.
Pour donner une idée de la teneur du livre, commençons, à la suite de l’auteur et peut-être plus explicitement qu’il ne le fait lui-même, par poser une thèse qui peut facilement obtenir l’adhésion générale. La raison débute avec la réflexivité, c’est-à-dire avec une sorte de retour sur soi, et elle se donne pour fin de produire les règles qui serviront de normes aux conduites théoriques et morales, ce qui est une manière de s’autodéterminer. Nous avons ainsi le point de départ et le point d’aboutissement de la raison, sa cause efficiente et sa cause finale Cependant, il y a plusieurs manières d’interpréter ce rapport à soi ainsi que cette autodétermination et pour la raison de se penser elle-même.
Ces précisions préliminaires étant données, l’objet du livre Conscience de soi et autodétermination et son enjeu ne sont pas anecdotiques puisque qu’il s’agit de s’interroger, ni plus ni moins, sur la validité de l’interprétation moderne qui fait reposer la raison, depuis Descartes, sur le sujet conçu comme une conscience, comme une res cogitans. Le cogito se découvre, au terme d’un cheminement, au fondement de l’acte réflexif comme un rapport originaire à soi qui se donne dans une évidence autosuffisante tout en exhibant les critères de la vérité ; ce dernier aspect peut déjà être considéré comme une amorce d’autodétermination. L’autodétermination du sujet est pleinement affirmée par Fichte : l’acte par lequel celui-ci se pose dans sa différence est constitutif de son être et de son identité. Entre ces deux penseurs, malgré tout ce qui les sépare, et pour prendre un exemple nous dirons que si le cogito se découvre dans un rapport originaire à soi, il se pense aussi comme une créature, ce qui relativise considérablement l’autodétermination, il y a une continuité, leur point commun se trouvant dans la conception substantialiste du sujet, unanimement partagée par la tradition philosophique moderne. Cette conception interprète la réflexivité soit sur le modèle de la relation entre un sujet et un objet (Descartes) soit sur celui d’un sujet qui enveloppe ses prédicats (Leibniz). La philosophie hégélienne est le point culminant et l’aboutissement de cette interprétation : le seul véritable sujet ne peut être que la raison qui est la substance ; elle est sujet et objet ; elle se comprend elle-même en pensant tout ce qui est comme autant de moments d’un processus par lequel elle s’autoréalise ; ces moments, une fois compris, sont les prédicats développés nécessairement par le sujet-raison sous la forme d’un système. Il n’est pas étonnant que l’auteur, bien qu’il rencontre Hegel au cours de l’ouvrage, consacre les derniers chapitres du livre à une confrontation finale avec la conception hégélienne du sujet et de la raison, les deux étant inséparables.
La conception substantialiste du sujet aboutit à des paradoxes qui sont analysés dans les premiers chapitres : le « je » qui se dédouble en un sujet et un objet, est tout à la fois identique à soi, puisque il est cet objet, et différent de soi, puisque le sujet se voit comme un objet. Le coup de force fichtéen du sujet qui se pose dans sa différence et qui est cette différence casse le problème plutôt qu’il ne le résout. Dans un deuxième temps, le sujet substantiel ne résiste guère plus à la critique, reprise par l’auteur, que lui fait subir Wittgenstein : d’abord, le sujet s’énonce à la première personne, or le « Je » est une catégorie linguiste qui ne signifie rien hors de son emploi contextualisé, c’est un déictique comme « ici » et « là » ; ensuite, il n’y a pas de langage intérieur, non pas que je ne puisse pas me parler à moi-même (c’est une chose relativement courante), mais un mot n’a pas un double sens, un sens qui serait privé à côté d’un sens public. Il n’y a de signification que publique, ce qui rend derechef problématique l’existence d’une intériorité. En effet, ou on ne peut rien en dire et c’est comme si elle n’existait pas ou on en parle mais, pour ce faire, on utilise les mots du langage commun.
La subjectivité semble donc devoir être rejetée hors des concepts signifiants et remisée dans l’enfer des notions illusoires. Cependant, E. Tugendhat ne se satisfait pas d’un tel résultat. Le recours à la pensée heideggérienne permet, en effet, de donner un sens à la notion de subjectivité tout en la libérant du préjugé substantialiste. Le « Dasein », tel qu’il est décrit dans Sein und Zeit, ne peut être pensé sur le mode des autres étants, comme un « être-là-devant ». Il faut le concevoir comme un « être-là-à-être » qui, dans la réflexivité, se découvre comme « être-au-monde » et comme choix de possibles et, quand il se vit authentiquement et non sous le mode du « on », comme choix de ce choix de possibles. En faisant le choix du choix, nous existons sur le mode de l’être soi-même. « Dans la mesure où en existant nous nous trouvons dans un espace de jeu offrant des possibilités, nous avons la possibilité ou bien d’affronter cet espace de jeu ou de l’occulter à nos propres yeux ». Le rapport à soi est une autodétermination et l’existant se fait, authentiquement ou non, dans l’orientation pratique de sa vie comme liberté. Il est de son destin, de sa « factualité » de devoir choisir sa vie. De plus, et c’est un résultat surprenant si on se souvient de l’essai de Rudolf Carnap (Le Dépassement de la métaphysique par l’analyse du langage, 1931) qui prenait l’exemple privilégié de certaines analyses heideggériennes pour montrer l’absence de signification des propositions philosophiques, l’interprétation heideggérienne de l’existant résiste victorieusement à la critique linguistique analytique, bien mieux que les conceptions substantialistes du sujet. Sommes-nous maintenant quittes de la demande initiale de juger de la validité de la notion de conscience de soi ? Pas du tout.
Heidegger a une conception large de la vérité qui a aux yeux d’E. Tugendhat une fâcheuse conséquence. En l’identifiant à l’ouverture à l’Etre (Erschlossenheit), à un rapport originaire au monde (l’a-léthéia comme dévoilement), il la délie des critères classiques de la vérité, toujours de nature propositionnelle, et de la rationalité. Sa pensée conduit à une forme d’irrationalisme qui, selon l’auteur, permet de comprendre pourquoi il ne lui a pas été permis de résister intellectuellement à l’idéologie nazie. On devine aisément l’importance personnelle que revet, pour le juif E. Tufgendhat qui est rentré en Allemagne dès 1949 pour précisément suivre les séminaires de l’auteur de Sein und Zeit, un tel jugement. On comprend qu’il ait pu ensuite s’interroger sur ce retour qui aurait dû être précédé d’une réflexion sur le rapport de Heidegger à l’histoire de l’Allemagne. Cependant, rejeter toute la pensée d’un penseur, sous le prétexte de sa compromission avec le régime nazi, serait renoncer à penser philosophiquement. Il faut donc, en philosophe, partir de la découverte heideggérienne de l’articulation du rapport à soi et de l’autodétermination dans le « Dasein » pour considérer s’il est possible de lui trouver un fondement rationnel, quitte à repenser, chemin faisant, la raison en la libérant des préjugés philosophiques (substantialistes) qui ont justifié, dans une certaine mesure, son rejet.
Une autre surprise nous attend alors. La sortie de l’impasse se fait grâce à un examen des thèses d’un penseur américain lié au pragmatisme, G. H. Mead (1863-1932), telles qu’elles sont explicitées dans un libre publié sous le titre Mind, Self and society (1934 ; traduction française : L’Esprit, le Soi et la société en 1963). Précisons que, de son propre aveu, E. Tugendhat exploite assez librement les travaux d’autres penseurs, non pas pour leur faire dire autre chose mais pour leur faire dire plus que ce qu’ils ont dit. Selon G. H. Mead, le quid proprium de l’homme réside dans la communication significative et la pensée et le langage émergent en même temps. Les mots sont des substituts de conduites et la communication humaine est significative parce qu’autrui apparaît dans le soi et le soi s’identifie à autrui. Le sujet n’a pas d’existence et de statut pensables hors de la relation intersubjective. Le solipsisme est une absurdité philosophique. Derrière cette affirmation un peu abrupte, E. Tugendhat sait lire, interpréter et exploiter pour son propre compte le refus de toute interprétation substantialiste du rapport à soi qui conduit insensiblement à une conception « égologique » et « monologique » de la raison. La place étant libre, on peut maintenant déployer une conception « dialogique » de la raison. Elle émerge de la rencontre de sujets qui, dans leur confrontation, produisent les règles auxquelles ils soumettent librement tous les objets en débat en vue d’un accord et, finalement en vue de délibérer de la meilleure forme de vie possible. En agissant ainsi les sujets se constituent comme des sujets raisonnables tout en instituant la raison.
E. Tugendhat a eu, et a encore, une grande influence sur deux de ses contemporains : Karl-Otto Appel et Jürgen Habermas. Le premier refuse tout fondement ontologique (cosmologique) ou psychologique (i.e. une interprétation substantialiste du rapport à soi) de la raison, renvoyant dos à dos Aristote et Descartes, sans cependant renoncer à lui trouver un fondement dans les conditions pragmatiques transcendandales de la communication (nous renvoyons à l’article de cet auteur, La Question de la fondation ultime de la raison, publié dans la revue Critique, n° 413, 1981). Le second pense trouver les critères ultimes de l’activité raisonnable dans une théorie de l’agir communicationnel. Avec E. Tugendhat, ces deux penseurs partagent le même souci d’éviter, après la critique moderne des fondements traditionnels, toute interprétation relativiste de la raison qui pourrait conduire, exposée sous une forme extrême, à en faire « une tradition parmi d’autres », pour reprendre l’expression utilisée par Paul Feyerabend (Farewell to Reason, Londres 1987 ; traduction française : Adieu la Raison, 1989 au Seuil).
Il ne nous reste plus qu’à tirer, pour nous-mêmes, les leçons de cette lecture. Nous dirons : premièrement, que la raison ne se réduit pas à la rationalité de type scientifique tournée vers son seul objet qu’elle thématise dans un langage formalisé de plus en plus éloigné du langage naturel faisant exister une communauté humaine vivante ; deuxièmement, que la raison n’est pas, pour autant, infinie mais qu’elle est finie et historique parce qu’elle reçoit son contenu de l’extérieur, ce qui l’imprègne d’une contingence indépassable ; troisièmement, que la thèse précédente exclut l’idée d’une raison « égologique » et « monologique » qui serait à la fois sujet et objet et aurait la prétention de penser tout le réel en se clôturant dans un système ; quatrièmement, qu’on ne peut accorder aucune « naturalité » à la raison (elle n’est pas une réalité substantielle) mais qu’elle s’institue par l’activité de sujets qui restent divers et singuliers tout en se constituant comme des sujets raisonnables délibérant à l’aide de règles communes auxquelles ils se soumettent librement ; cinquièmement, que le principe d’universalité reste au fondement de la raison, ce qui exclut tout relativisme.