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La bande dessinée pour illustrer certaines notions

Arielle Castellan, professeur de philosophie au lycée Édouard Gand à Amiens, propose de partir de la bande dessinée afin d’introduire ou d’illustrer certaines notions philosophiques, en particulier dans les séries technologiques.

L’idée de partir de la bande dessinée afin d’introduire ou d’illustrer certaines notions philosophiques avec les élèves est partie d’un constat : ils ont pour la plupart un rapport de méfiance absolue à l’égard des textes philosophiques dont ils ont le sentiment qu’ils sont écrits dans une « langue étrangère ». Par contre, même s’ils sont incapables, la plupart du temps, d’un rapport critique à l’image, ils ne l’envisagent pas avec la même méfiance.
Par ailleurs, la bande dessinée contemporaine offre un réservoir quasiment inépuisable d’illustrations pour nos cours dans la mesure où elle aborde, que ce soit par le biais de l’humour, du polar ou encore de l’interrogation sociale un certain nombre d’interrogations que la philosophie prend en charge de manière plus analytique. Aucune méthode n’est évidemment parfaite en soi et je ne peux absolument pas garantir les résultats de l’utilisation des exemples que je donne ci-dessous. D’année en année, la réception n’est pas la même (je ne le fais pas tous les ans non plus, cela dépend des classes, bien sûr) et je me heurte parfois au découragement à l’idée que « même la bd, faut réfléchir » (textuel). Reste que, parfois, cela « marche » et permet d’aborder des textes difficiles avec les élèves ou d’obtenir des distinctions vraiment intéressantes.

Je vous propose donc,dans la suite, des exemples thématiques en rapport avec les notions du programme de philosophie (surtout pour les séries technologiques, cela va de soi).

 1. L’art.

a) L’art est-il une copie de la nature ?

L’idée est ici de faire repérer aux élèves les ressemblances entre le tableau et l’interprétation qu’en fait le dessinateur de Bande dessinée (Luguy). Cela permet d’aborder la notion d’interprétation mais aussi le rapport à la copie. Puis, l’échange des personnages : « Ces lieux sont un véritable chef d’œuvre de la nature » « Oui, on se croirait dans un tableau » est idéale pour aborder la question du rapport de l’art à la nature. On peut évidemment mettre l’ensemble en relation avec le texte d’Oscar Wilde :

« Qu’est-ce donc que la Nature ? Elle n’est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C’est dans notre cerveau qu’elle s’éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l’existence. À présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. Maintenant, il faut l’avouer, nous en avons à l’excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d’une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l’homme cultivé saisit un effet, l’homme d’esprit inculte attrape un rhume. »

Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge (1928).

Luguy : le pays de la solitude
Van Gogh : les blés jaunes

b) En quel sens l’artiste est-il un créateur ?

Il s’agit là d’un exemple plus ambitieux, à faire peut-être avec une classe de L en lien avec le collègue de lettres. Les cases de la page suivante sont tirées d’une bande dessinée qui s’appelle Balzac de Dufaux et Savey (Glénat). L’idée est la suivante : Balzac est à la veille de sa mort mais il l’ignore. Lorsqu’il veut rentrer chez lui, il ne le peut parce que des personnages de la Comédie humaine lui ont volé ses clés. On comprend, au fil de la quête de l’écrivain, que les personnages qui lui ont volé ses clés veulent qu’il vive, tandis que d’autres l’aident à les retrouver pour qu’il meure. Dans les cases qui suivent, Balzac a été entraîné au cœur même de son univers en quête des ses clés.

L’idée ici est de faire remarquer un certain nombre de choses aux élèves :

  1. Le personnage qu’est Balzac se perd dans la foule qu’il a créée. Qu’est-ce que cela veut dire ?
  2. Les cases qui sont à droites, hors de la vue de l’auteur, montrent une série d’évènements dont il ne peut avoir conscience : c’est une manière de souligner graphiquement l’autonomie de l’oeuvre par rapport à son créateur. Cette idée est-elle recevable ?
  3. Dans la dernière case, Balzac est en retrait. Il est le seul à n’avoir aucun contact visuel avec les personnages. Nous, nous avons un contact visuel avec le personnage central qui renverse les rôles : est-ce lui ou nous qui sommes de papier ?
  4. Enfin, il pourrait être intéressant de faire identifier aux élèves les œuvres de Balzac auxquelles il est fait allusion : Les illusions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes, Le père Goriot etc.
Dufaux et Savey : Balzac

 2. Théorie et expérience.

Pour inviter les élèves à distinguer l’expérience sensible de l’expérience épistémique, je me sers parfois des cases suivantes tirées de L’étoile mystérieuse d’Hergé. Le but est de faire comprendre aux élèves que l’expérience « passive » et pré-critique ne nous apprend rien. On peut se servir, pour approfondir l’idée, des textes suivants :

  • Kant, Critique de la Raison Pure :

« Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginé d’après ces principes, pour être instruite par elle il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître , mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. »

  • Thom, la Philosophie des sciences aujourd’hui, « La méthode expérimentale : un mythe des épistémologues (et des savants ?) » :

« L’expérimentation à elle seule est incapable de découvrir la (ou les) causes d’un phénomène. Dans tous les cas, il faut prolonger le réel par l’imaginaire, et éprouver ensuite ce halo d’imaginaire qui complète le réel. Ce saut dans l’imaginaire est fondamentalement une opération« mentale », […] et aucun appareil ne peut y suppléer. Claude Bernard, fort lucidement, avait bien vu cet aspect, et dans son schéma : Observation-Idée-Expérimentation, le processus psychologique créant l’idée est laissé dans une totale obscurité, mais il insiste sur sa nécessité (contre Bacon qui prétendait que l’expérience répétée pouvait fournir — par induction — l’idée de la loi). Autrement dit, l’expérimentation, pour être scientifiquement significative, ne dispense pas de penser. [...]

Il est sans doute exact que certains des plus brillants résultats expérimentaux de notre siècle ont été l’effet d’erreurs, d’actes manqués, voire de simples hasards, comme la contamination accidentelle de colonies bactériennes par le Penidilium notatum. Mais on serait bien en peine de justifier socialement le maintien du formidable appareil expérimental qui caractérise notre époque par le bricolage ou l’erreur féconde, et en tout cas ces arguments seraient difficilement compatibles avec l’expression « méthode expérimentale ». […]

Concluons : l’expérience est guidée soit par un besoin technologique immédiat (par exemple : tester les propriétés de tel ou tel matériau sous telle ou telle condition) ou par une hypothèse, fruit d’une expérience mentale […] qui la précède et dont on veut éprouver l’adéquation au réel. C’est dire que toute expérience est réponse à une question, et si la question est stupide, il y a peu de chances que la réponse le soit moins. »

Hergé : L’étoile mystérieuse

 3. Le travail, les échanges.

Un dernier exemple à partir de la bande dessinée Obélix et Compagnie, d’Uderzo et Goscinny qui illustre de manière humoristique deux idées :

1. L’importance de la loi de l’offre et de la demande dans l’économie de marché.

A partir de quoi on peut rebondir aussi sur les échanges de manière plus générale, et pourquoi pas sur les échanges culturels (les Romains ne font pas culturellement de menhirs. C’est donc bien un échange culturel et artistique qui a eu lieu ici).

2. L’importance du travail dans la constitution de la dignité de l’individu.

Ces cases peuvent être un excellent préambule à l’examen de la "Dialectique du Maître et de l’Esclave" de Hegel qui représente, sinon, un texte souvent trop difficile pour les élèves. Personnellement, je l’aborde d’ailleurs à travers un texte de Kojève (Introduction à la lecture de Hegel, Ed. Gallimard. 1947, p. 29) :

« Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la Nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que— au prime abord — il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne- ou, du moins, règnera un jour — en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse — ne travaillant pas — intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. »

Goscinny et Uderzo : Obélix et Cie
Mise à jour : 27 décembre 2011