Renault, Emmanuel : L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice.
Compte rendu de Julien Méresse.
Emmanuel Renault : L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice. (Paris, éditions La Découverte, collection « Armillaire », 2004)
Compte rendu de Julien Méresse, professeur de philosophie à Méru.
S’il est vrai que la philosophie s’ouvre sur un sentiment d’injustice – celui de Platon face à la condamnation à mort de son maître injustement châtié – alors tout philosophe se doit de réfléchir sur la notion d’injustice. S’il est vrai que la philosophie politique est un pan essentiel de la réflexion et qu’elle peut se coordonner aujourd’hui avec les enseignements des sciences sociales et avec la théorie du droit, alors la réflexion qui concerne l’expérience contemporaine de l’injustice s’impose à tous.
L’ambition d’Emmanuel Renault dans son ouvrage L’Expérience de l’injustice est notable : il s’agit de transformer les définitions communes de la justice sociale afin qu’elles puissent rendre compte des formes contemporaines de l’injustice sociale. Pour cela, il convient de s’interroger sur le sentiment d’injustice. Il convient alors de mettre en relation le discours forcément abstrait de la philosophie politique avec les discours revendicatifs des acteurs des luttes sociales. Il s’agit donc de saisir ce qui est en jeu dans l’expérience des injustices sociales. De la naît la pertinence de la démarche philosophique d’Emmanuel Renault qui consiste à fonder normativement une définition de la justice sociale. Cette fondation normative s’accompagne d’une démarche vérificationniste qui consiste à rendre compte des différentes formes de justice sociale. Ainsi l’auteur peut-il faire appel à différents acquis de la sociologie et de la psychologie sociale.
L’originalité du travail d’Emmanuel Renault consiste dans l’analyse précise de l’expérience de l’injustice en élargissant la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, influence majeure de l’auteur. La non-satisfaction des attentes normatives qui définissent le domaine de la justice sociale prend la forme d’un sentiment d’injustice ( le déni de reconnaissance ) qui entraîne un rapport non positif à soi, et dans les cas extrêmes, une souffrance. Le discours de la philosophie politique permet alors de mobiliser des concepts là où les individus souffrants ne sont pas toujours en mesure de les produire. L’une des avancées les plus caractéristiques de cette philosophie sociale consiste à penser les conditions de possibilités de la réalisation de soi. Celle-ci dépend d’une reconnaissance issue d’une lutte pour la reconnaissance. La sphère de l’amour peut conférer une confiance en soi c’est-à-dire une confiance des individus en leurs capacités à participer à la vie publique. La sphère du politique et du juridique prend ici une importance cruciale : c’est parce qu’un individu est reconnu comme sujet universel, porteur de droits et de devoirs que ses actes le manifestent – aux yeux des autres – comme un être autonome. A la confiance de soi s’ajoute le respect de soi. Mais la sphère sociale est tout aussi importante puisqu’elle permet de développer les qualités particulières des individus et de fonder par là leur identité culturelle. L’estime de soi complète le triptyque. Ces trois formes de reconnaissance sont absolument nécessaires dans l’optique de la construction sociale de l’homme contemporain. Sans cela, l’offense est telle que se développe une expérience de l’injustice. La réflexion sur l’injustice et sur le déni de reconnaissance ( première partie de l’ouvrage ) permet de réfléchir sur l’identité des individus et donc sur la place qu’ils occupent dans la société ( Politique de l’identité, politique dans l’identité ).
Ainsi l’auteur peut-il démontrer qu’une théorie de la reconnaissance peut proposer une définition de la justice susceptible de rendre compte des revendications associées à l’idée de justice sociale. Mais à cette intention théorique s’associe l’ambition de rendre compte des formes de l’expérience de l’injustice sociale. Nous sommes donc particulièrement sensibles à l’étude claire à laquelle procède l’auteur et qui concerne les expériences de l’injustice propres aux institutions familiales avec une réflexion sur l’enjeu du couple et sur la place des femmes dans la société. On peut d’ailleurs noter sur ce point la pertinence de l’analyse de l’auteur relativement au sujet de l’éthique de la sollicitude. La réflexion sur la domination symbolique sexuée mise en lumière par les tenants de l’éthique du care, Carol Gilligan en tête avec son ouvrage majeur Une si grande différence, trouve ici une expression dans le jeu des rapports normatifs. Mais les rapports symboliques de domination sexuée ne sont pas les seuls à être interrogés. L’expérience de l’injustice au travail est également un pilier de l’argumentation d’Emmanuel Renault puisque le marché est indéniablement un vecteur de reconnaissance de la valeur de notre travail et de notre valeur à nos propres yeux et aux yeux des autres. Cela permet de fonder l’importance politique et conceptuelle de la théorie de la reconnaissance pour comprendre les enjeux du sentiment d’injustice dans le monde du travail. La réflexion sur l’organisation du travail est donc ici au confluent de la philosophie et de la psychologie du travail. Il s’agit en ce sens de réfléchir sur un triptyque théorique relativement à ce sujet. En premier lieu, il convient de s’interroger sur la reconnaissance des droits des salariés comme les conventions qui règlent l’exercice du travail. En deuxième lieu, il est intéressant de faire retour sur l’utilité de l’activité au travail, comme le mouvement des infirmières des années 1990 qui reposait sur les effets de la reconnaissance dévalorisante de leurs activités d’intermédiaires. En troisième lieu, la réflexion sur la réalité de l’activité de travail elle-même permet de prendre conscience de la plainte de la non-reconnaissance par certains salariés de la réalité de leur travail. Les travaux de Christophe Dejours sur le monde du travail et sur la souffrance prennent ici un relief particulier. L’approche en termes de reconnaissance permet également de réfléchir sur l’intégration sociale et sur le concept de désaffiliation.
La problématique de l’identité est alors intégrée dans cette construction théorique : « Penser la justice à partir de l’expérience de l’injustice, c’est la penser du point de vue des dynamiques pratiques et normatives dirigées vers la transformation sociale et, partant, articuler des justifications normatives avec des catégories d’objectifs politiques ( en tant qu’ils sont posés par les dynamiques normatives ), tout en montrant que les dynamiques pratiques qui les portent sont susceptibles de transformer des logiques sociales productrices d’injustice. » En ces temps de réflexion sur le communautarisme et sur l’identité, la réflexion d’Emmanuel Renault permet alors, après ce constat, de sonder la profondeur des luttes identitaires et de penser la place de ces luttes dans les luttes collectives. La discussion ouverte avec l’approche de Foucault sur le thème de la transformation des identités et sur l’intériorisation des rapports de domination est particulièrement fructueuse.
Le problème de l’articulation des expériences des exclus dans la sphère publique est donc bien en ce sens un problème lié au langage. C’est pourquoi l’auteur ouvre le débat quant à la question de savoir s’il faut introduire de nouveaux concepts dans la philosophie politique ( en prenant le risque de se couper des acteurs sociaux ) ou bien s’il faut prêter attention au langage ordinaire de la lutte. Cette dernière démarche se révèle fructueuse quand il s’agit de penser ( dans la troisième partie de l’ouvrage Souffrance sociale et souffrance psychique ) la lutte des « sans », c’est-à-dire entre autres « sans-papiers », « sans-logis », « sans-terre ». Ces mouvements sociaux n’ont pas de base sociale mais sont la réunion d’individus ayant les mêmes intérêts. Ces mouvements visent une insertion dans des relations sociales valorisées c’est-à-dire qu’ils s’opposent à des injustices qui sont des formes d’exclusion de droits fondamentaux. L’analyse subtile et documentée de l’auteur (au cœur des problèmes posés par Rawls, Walzer, Bourdieu, Negri et bien sûr Honneth et Habermas ) permet une description très précise de sentiments d’injustice contemporains. « L’injustice sociale déferle, mais elle s’est banalisée » écrit l’auteur. Il convient alors de décrire des formes d’injustice qui entrent dans des processus d’ « invisibilisation ». Le philosophe social ne cherche pas alors à relayer théoriquement des discours politiques contre l’injustice : il vise à être le porte-parole des luttes ( donc des pratiques ) contre l’injustice. C’est au citoyen responsable que s’adresse l’ouvrage d’Emmanuel Renault puisqu’il pose une question cruciale pour notre époque : quelle forme doit-on donner à la vie de la polis pour intégrer les contre-cultures ( repli sur soi, individuel ou communautaire par exemple ) qui minent de l’intérieur le projet du vivre-ensemble démocratique ?
La philosophie sociale est donc un moyen de faire voir des formes d’injustice que nous ne voyons pas ou difficilement ( cette conversion du regard est bien philosophique ) appliquée à la sphère sociale. Voilà qui achève de nous décider à écouter les discours politiques qui sont porteurs d’une expérience de l’injustice. Cette grammaire des luttes sociales permet de saisir que l’auto-réalisation de l’être humain passe par des relations intersubjectives qui se gardent ou se défient du déni de reconnaissance.
L’expérience de l’injustice, Reconnaissance et clinique de l’injustice
Introduction. Philosophie politique et clinique de l’injustice
Première partie. Injustice et déni de reconnaissance
- Critique de la politique et des mouvements sociaux
- Les apories de la justice sociale
- Les institutions de l’injustice
Deuxième partie. Politique de l’identité, politique dans l’identité
- L’identité comme expérience de l’injustice
- Critiques de l’identité
Troisième partie. Souffrance sociale et souffrance psychique
- La critique sociale comme porte-parole de la souffrance
- Reconnaissance et souffrance psychique
Conclusion. La critique comme porte-parole de l’injustice