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{{Sandra Laugier et Claude Gautier (sous la direction de) : {L’Ordinaire et le politique}, Paris, PUF, 2006}} {Compte rendu de Julien Méresse, professeur de philosophie à Méru.} Sandra Laugier et Claude Gautier (sous la direction de) : L’ordinaire et le politique Paris, PUF, 2006 Compte rendu de Julien Méresse, professeur de philosophie à Méru L’ouvrage intitulé{ L’Ordinaire et le politique} est issu d’un colloque international organisé à l’Université de Picardie Jules Verne. L’ouvrage regroupe de nombreuses interventions qui prennent toutes leur point de départ dans une difficulté à penser l’ordinaire. L’idée d’ordinaire est une idée proprement fascinante pour le philosophe. La philosophie dans son projet même veut dépasser l’ordinaire vu comme son autre mais la philosophie veut aussi retourner à l’ordinaire comme une origine toujours déjà, par définition, perdue. Cela prend place dans le courant de la philosophie du langage ordinaire initiée par Stanley Cavell et en particulier par la lecture faite par ce dernier de Ludwig Wittgenstein. Or l’ambition de ce colloque est de lier cette approche du langage ordinaire et la description, d’un point de vue sociologique, de la pratique. Le problème est donc le suivant : comment, moi, sais-je ce que nous disons dans l’ordinaire des circonstances ? En quoi le langage hérité des autres est-il le mien ? Bref la question du langage ordinaire nous fait nous interroger sur le problème du lien inter-individuel au sein de la société. L’intervention du langage ordinaire permet de lier la philosophie et les sciences sociales. En s’interrogeant sur la pratique ordinaire, et sur la pratique ordinaire la plus clairement approchée à savoir le langage, il devient possible de définir les contours d’une sociologie de l’action. Chaque intervention apporte sa contribution à l’édification de cette sociologie de l’action en évitant deux écueils : réduire l’action à des effets de déterminismes socio-économiques ou bien ériger l’action en résultat d’une volonté libre émancipée de tout conditionnement. Avec la philosophie de l’ordinaire, tenons-nous une nouvelle référence théorique qui permet de penser à nouveaux frais la politique, la démocratie, la communauté ? L’ouvrage consiste donc à décrire d’abord l’ordinaire et donc à élucider cet objet d’étude dans sa spécificité. Cela permet ensuite d’examiner quelques figures politiques de l’ordinaire. En liant philosophie et sociologie, la dernière partie de l’ouvrage donne à penser des versions sociologiques de l’ordinaire. La première partie de l’ouvrage contient quatre interventions qui visent chacune à leur manière à « élucider l’ordinaire », pour reprendre le titre de la première intervention. Layla Raïd repart aux sources conceptuelles de la notion d’ordinaire, c’est-à-dire à Wittgenstein. Elle démontre avec force que le langage ordinaire n’est pas à considérer comme un sous-langage, incomplet par rapport au prétendu langage technico-philosophique. Cela ne disqualifie nullement les connaissances différentes de l’ordinaire ( connaissances historiques, sociologiques, médicales… ) mais cela les place en un ordre spécifique ( ordre au sens pascalien ) qui n’est pas supérieur à l’ordre ordinaire. Car le monde de l’ordinaire est ordonné et appelle une interrogation de ce que je suis, interrogation proprement philosophique : comment rendre compte des conflits internes entre ce que nous disons de notre manière d’agir et la forme même de nos actions ? Cet ordre de l’ordinaire – et de ma place dans l’ordinaire – est constitué de normes mises en lumière par Layla Raïd. Mais si l’ordinaire est en ordre, comment peut-on vouloir l’élucider ? Cette élucidation est a-scientifique. Notre rapport à l’ordinaire est alors ordinaire, ce qui finit de convaincre de la légitimité du chemin de la philosophie du langage ordinaire. C’est précisément ce chemin que Sandra Laugier explore via Stanley Cavell. Elle développe l’idée selon laquelle l’ordinaire se révèle à nous en une inquiétante étrangeté. Cette réflexion s’effectue dans son article Politique de la conversation ordinaire. Sandra Laugier part du constat selon lequel l’ordinaire est à la fois évident et mystérieux. Telle est l’origine de la philosophie de Stanley Cavell qu’il complète avec l’idée selon laquelle le langage ordinaire définit l’ordinaire. Telle est la voix différente que Cavell fait entendre aux Etats-Unis en pleine domination de la philosophie analytique : la voix de la philosophie du langage ordinaire. Il s’agit de développer l’ambition de recommencer la philosophie : le projet philosophique n’a pas de ce point de vue à corriger notre caractère ordinaire mais à comprendre ce que nous disons quand nous disons. Cela implique un rejet de la métaphysique par le rejet net de l’usage métaphysique des mots pour nous ramener à leur usage ordinaire. Car les hommes ne s’intéressent pas à leur langage ordinaire : il faut un tournant linguistique pour penser véritablement. Il faut une grande attention à ce que nous disons et ne pas sombrer dans le scepticisme c’est-à-dire dans l’incapacité à être sujet de sa propre parole. Après une analyse subtile des liens théoriques entre Cavell et Austin, Sandra Laugier explore deux voies différentes : une réflexion politique sur la démocratie d’abord, une réflexion philosophico-esthétique sur le cinéma ensuite. Cette intervention est complétée par l’intervention d’Elise Domenach qui démontre que, dans l’appréhension de l’ordinaire, le tournant linguistique s’accompagne d’un tournant anthropologique par l’apparition d’une anthropologie sceptique. C’est ainsi que l’on pourrait interpréter les avancées théoriques de Stanley Cavell : la communauté politique est pensée sur le modèle de la communauté linguistique. Les formes de vie en commun résultent d’un donné biologique mais la nature humaine forme le lien ordinaire qui rassemble les hommes. Le concept d’une « nature humaine », concept toujours délicat à définir, est ici rabattu sur un trait commun à savoir qu’un être humain entretient une relation interne d’accord avec les autres. Cela a le mérite de soulever le problème suivant : un tel trait commun constitue-t-il une nature ? Et une nature en quel sens ? Est-ce au sens d’une essence fixe et stable ? Nos pratiques culturelles réglées se fondent sur un fond commun qui n’est pas d’abord celui de l’harmonie mais celui d’un scepticisme ordinaire, scepticisme entendu en un sens cavellien c’est-à-dire au sens d’une tentation toujours présente de répudier nos critères communs. L’intervention de Philippe Corcuff prend franchement assise dans l’ordinaire via une enquête sur la série télévisée Ally Mc Beal. Cette forme ordinaire qui jalonne la vie quotidienne ( la série télévisée, américaine, bien sûr, cela va presque de soi… ) est le moyen jugé idoine pour se garder de deux tentations dans l’étude de l’ordinaire : le misérabilisme ( l’ordinaire n’est alors qu’un sous-espace par rapport aux formes artistiques ou culturelles consacrées ) et le populisme ( qui célèbre la grandeur du populaire en oubliant les rapports de domination qui pèsent sur les rapports ordinaires ). La forme ordinaire d’investigation porte sur Ally Mc Beal, figure d’un imaginaire utopique. L’utopie est moins aujourd’hui dans des luttes politiques, dans une transformation politico-sociale du monde que dans l’intimité de la possibilité de la rencontre amoureuse. S’il est de bon ton de critiquer le peuple inculte qui s’abrutit devant la télévision, il convient de remarquer que les capacités de filtration des messages n’est jamais nulle. Au sein même des entreprises culturelles standardisées, des porteurs de stéréotypes dominants, la place existe pour des jeux de production. Dans Ally Mc Beal, se donne à voir l’utopie de la relation amoureuse. Or cette utopie n’est ni un horizon lointain, ni la réalisation progressivement actualisée du souhait. La figure contemporaine du Prince Charmant est ici ambivalente : est-elle un avatar de la domination masculine ou bien est-elle, par la rencontre de l’amour, la possibilité d’une réalisation d’autonomisation ? S’ensuivent deux comptes-rendus de deux entretiens sur la réception de certains épisodes de cette série par deux femmes d’une quarantaine d’années. L’utopie relève pour nous, les contemporains, de la sphère de l’intime. Reste à savoir comment cette sphère non-politique pourrait devenir politique dans une transformation générale de l’ordinaire. La deuxième partie de l’ouvrage examine des figures politiques de l’ordinaire. Les intervenants abordent alors des domaines différents : politique ( Machiavel ), peinture ( Bruegel ), littérature ( Orwell ), philosophie ( Spinoza ou Foucault ). La première intervention, remarquable, de Laurent Bove fait intervenir Machiavel, Bruegel et Spinoza dans leur orientation anti-métaphysique. Ces défenseurs de l’immanence procèdent à un retour à l’usage. Il s’agit de développer ici une pensée du commun et de la communauté. Il existe, comme toute l’œuvre de Machiavel le démontre, une pratique ordinaire des hommes politiques qui ne peuvent s’emparer du pouvoir, et le garder, qu’à la condition de tenir compte de la réalité telle qu’elle est. D’où l’étude des passions et des relations de domination. Toute politique est donc en ce sens une politique de l’ordinaire. Laurent Bove déplace donc le problème : la véritable question n’est pas de savoir si la politique de l’ordinaire est possible ( puisqu’elle est réelle, qu’elle est le réel dans sa constitution même ) mais si elle est possible en dehors de toute logique de domination. Spinoza permet de nous interroger sur la critique des philosophes traditionnels qui s’appuient sur une nature humaine qui n’existe pas, et donc idéale ou extraordinaire. En s’appuyant sur l’homme tel qu’il est, le regard philosophique sur l’homme se tourne vers l’ordinaire. Bref il convient anti-métaphysiquement de se départir des formes imaginatives de la pensée philosophico-théologique. L’imagination peut ensuite être vue dans son ordre comme puissance créatrice. Il convient alors de savoir comment Spinoza présente et comment Bruegel représente la transformation possible de la condition humaine. C’est l’appel du concept de multitude et de la puissance constituante de la multitude qui permet d’imaginer des moyens de transformer l’ordinaire. En comprenant ce dernier point, en liaison avec sa dynamique, dans la logique de la productivité du réel lui-même, il sera possible de produire une transformation qui ne sorte pas de la nécessité de l’ordinaire mais qui sorte de l’ordinaire. Les deux interventions suivantes sont consacrées à George Orwell. La première est celle de Bruce Bégout, spécialiste comme on sait de la question du quotidien d’un point de vue phénoménologique. Il s’intéresse ici à la Common Decency, au sens moral inné propre aux gens simples. Par une différence éclairante entre la dignité et la décence, l’auteur lie cette dernière à une pratique commune du respect et de la loyauté. On sera particulièrement sensible à l’examen de la répugnance ordinaire à faire le mal ou à le voir faire. Le sens moral ne dit jamais ce qui est bien mais indique de façon épidermique la nocivité du mal. D’où une résistance immanente à toute forme d’injustice et à toute forme de tyrannie. C’est pourquoi la société doit se fonder sur une décence commune qui n’a rien à voir avec le moralisme sentimental ou avec le sentimentalisme bien pensant du « cœur pur ». Ce discours n’est pas politique et l’ordinaire est politique en son fond. C’est pourquoi Orwell défend une approche politique socialiste qui prend en compte l’expérience de l’injustice puisque le socialisme bien compris n’est que l’expression politique du banal respect de soi. Le travail de Bruce Bégout permet alors de mettre en lumière les piliers du programme socialiste orwellien, socialisme qui doit se garder du populisme. Finalement, on retiendra que la moralité n’est pas ordinaire : c’est plutôt la vie ordinaire qui produit une forme de bonté propre, à savoir la décence humaine. La seconde intervention qui concerne Orwell est de Jean-Jacques Rosat : Orwell, l’homme ordinaire, les intellectuels et le pouvoir. Cette intervention est le pendant de l’intervention précédente. Puisque les théories politiques peuvent devenir des instruments de domination, comment faire pour que chacun puisse garder son sens du réel et son sens moral. Orwell fait l’expérience de la disparition possible du monde ordinaire puisqu’il a fait l’expérience du totalitarisme. L’existence du monde ordinaire repose sur la capacité personnelle de chaque homme de penser par lui-même, indépendamment de ce que peuvent affirmer les autres et donc indépendamment de tout pouvoir. L’homme ordinaire est donc opposé à l’homme totalitaire. Celui-ci n’est pas éclairé et est donc incapable d’éprouver l’ensemble des sentiments ordinaires. Une idée peut être totalitaire – le terme ne se réduisant pas à un système politique mais s’appliquant à des stratégies ou à des idées – en ce sens qu’elle est capable de briser notre relation au monde ordinaire. L’homme ordinaire accepte le monde ordinaire. D’où – et la remarque est piquante – la difficulté pour les intellectuels de s’assumer comme des hommes ordinaires. Le travail de Guillaume Le Blanc place la perspective de l’ordinaire sous un jour politique et non seulement linguistique. Cela n’annule absolument pas ce dernier mais cela élargit la conception de l’ordinaire. Celui-ci ne réside pas seulement dans des activités de langage mais aussi dans des actions pratiques qui révèlent l’importance des normes. En s’appuyant sur les travaux d’Althusser et de Foucault, Le Blanc démontre que les individus sont toujours pris dans des relations de pouvoirs et dans des structures idéologiques, l’idéologie étant entendue comme une vision partielle du monde qui, s’ignorant comme partielle, se donne et se veut universelle. Du coup, elle en vient à s’imprimer dans les corps. La caractéristique majeure des relations de pouvoir est de produire dans son effectuation des comportements corporels. Par l’incorporation de la norme, l’individu devient sujet. Le sujet est l’être qui, pris dans les structures des appareils idéologiques d’Etat, est assujetti à des normes. Mais la vie ordinaire n’est pas forcément prise dans ces rouages aliénants, c’est-à-dire dans la soumission à des normes incorporées. L’individu libre bricole les normes. Très grand connaisseur de Canguilhem, l’auteur démontre avec force que la vie est activité. L’écart vis-à-vis de la norme n’est pas l’autre de la norme mais est le mouvement actif de la vie qui institue de nouvelles normes. Les frayages de la liberté sont possibles et la conception du style développée par l’auteur renseigne sur l’ordinaire : « Le style n’est pas une échappatoire aux normes. Il est la modulation même des normes qui rend possible leur réalisation. Le style est la distance produite dans la vie ordinaire entre l’activité et les normes, nécessaire à la réalisation des normes. » L’intervention de Yann Moulier-Boutang place l’ordinaire sous l’angle de l’ordinaire des usages. L’ordinaire se voit et s’expérimente dans le respect de la règle, de la défense des traditions et des coutumes. Peut-il y avoir un usage non-conservateur de l’ordinaire ? L’auteur met en lumière un usage heuristique puis un usage éristique de l’ordinaire après avoir étudié l’ordinaire informel des coutumes. La vie ordinaire est partout : elle continue dans des contextes extraordinaires, dans des situations inhumaines ( qui sont le triste privilège de l’humain, comme les camps d’extermination ), dans des moments où la politique domine et où l’ordinaire ressurgit sous la forme de la révolte, de la révolution, bref de la résistance. Yann Moulier-Boutang répond donc à la question de Laurent Bove : une logique de l’ordinaire dans son déploiement est possible hors de toute domination. N’est-ce pas, pour reprendre des concepts politiques contemporains, la logique de la Multitude qui, par ses effets de résistances ordinaires, propose des poches d’oppositions actives à la logique de l’Empire ? La troisième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux versions sociologiques de l’ordinaire. Stéphane Haber démontre que les conservateurs sacralisent l’ordinaire et reculent d’horreur devant l’abandon des traditions, des croyances et des institutions. Les Lumières, dans leur volonté de promouvoir la raison souveraine, s’érigent contre le conservatisme historique. L’intérêt du travail de Stéphane Haber consiste à démontrer avec force que l’on peut concevoir l’ordinaire comme une source de résistance au pouvoir. Loin de concevoir le monde ordinaire comme un milieu pré-rationnel, il convient de l’analyser comme un principe de créativité et comme un principe de transformation du réel. Par une analyse dense de la position de Jürgen Habermas, Stéphane Haber tient son pari : les mouvements politiques et sociaux de transformations du réel des années 1960-1970 trouvent une résonance théorique dans la pensée de Habermas. Ces mouvements sont « des façons de solliciter des processus d’apprentissages collectifs et des transformations sociales en fonction d’exigences inhérentes à un univers de l’ordinaire, c’est-à-dire à un « monde vécu » désormais dynamisé par les effets de la modernisation des sociétés. » Or notre monde ne recoupe pas totalement les schèmes de la construction du monde des années 60-70 : le problème des dominations et des luttes des classes prend un autre tour dans nos sociétés capitalistes. Une nouvelle approche du concept d’aliénation est donc à produire dans nos sociétés prises dans l’idéologie libérale. Et la philosophie ordinaire est une aide précieuse pour saisir cette transformation capitale. Puisque l’ordre économique se construit par et dans un univers ordinaire de pratiques, alors la sphère politique n’échappe pas à la grille interprétative de la philosophie de l’ordinaire. Frédéric Lebaron replace l’ordinaire dans sa dimension politico-économique en démontrant la construction politique de l’ordre économique. Ne pratiquons-nous pas ordinairement des échanges marchands ? Evidemment, répondons-nous en bons hommes ordinaires. Or il ne faut pas oublier la dimension non-contractuelle de tout contrat : l’accord préalable entre les contractants trouve son origine dans l’existence de la société. Il existe des cadres juridiques qui préexistent nécessairement à la réalisation de l’échange. La monnaie - quoi de plus ordinaire ? – a ici une fonction décisive. Or les institutions juridiques et la monnaie sont les cadres étatiques de tout échange : l’institution politique est au cœur de l’économie privée la plus ordinaire. De cela découle la mise en lumière de l’importance de la Banque Centrale qui assure la pérennité de la valeur des signes et qui garantit, entre autres éléments, la chaîne de confiance des opérations de crédit. C’est cet ordre économico-politique que Marc Breviglieri analyse à travers le prisme du geste technique au travail, geste pris dans les maillages de la politique et créateurs de richesses économiques. Dans des pages très denses, l’auteur explore la routine c’est-à-dire le savoir-faire acquis dans une activité prolongée. Par une analyse très fine et par une description fouillée de l’activité laborieuse, l’auteur décrit précisément la tendance conservatrice du geste machinal. Puis il étudie l’utilité de la technique qui ouvre sur un axe d’apprentissage sur soi. Dans une logique de philosophie sociale, Marc Breviglieri tend à démontrer que la routine peut heureusement ouvrir à une logique de la reconnaissance par l’acquisition des compétences et par l’innovation mais également par l’acquisition d’une confiance et par la libération du sujet. Dans Versions sociologiques de l’ordinaire, Patricia Paperman procède à un état des lieux de la sociologie contemporaine via la question de l’ordinaire. Le point commun entre la référence à l’ordinaire en sociologie et la philosophie ordinaire réside dans le rejet du langage théorique qui supposerait l’idée d’une connaissance extérieure du monde social. Patricia Paperman ouvre ici trois voies de recherches qui se révèlent extrêmement fécondes. Méthodologiquement parlant, l’enquête sociologique porte sur une analyse de l’attitude naturelle des individus dans leur réalité sociale. L’ethnométhodologie de Garfinkel est pertinente : l’ordre social n’est pas une réalité indépendante de sa propre production et le sociologue n’a donc pas à corriger des situations via une théorie mais doit comprendre et donc prendre au sérieux la rationalité pratique. Plutôt que d’ironiser sur les écarts de normes dans les situations ordinaires, le sociologue se doit de saisir l’ordre du réel : les individus s’auto-organisent pour rendre intelligibles les incongruités des situations. Mais Patricia Paperman présente également l’importance de Goffman dans l’appréhension de l’ordinaire par la normativité des pratiques sociales. Or Goffman est un philosophe de l’interaction et il s’interroge sur les moments de désordre de l’ordinaire : émois, embarras, honte, trac… Nous éprouvons souvent ordinairement notre vulnérabilité en présence d’autrui. Cette référence à la vulnérabilité possède un double avantage. Elle permet d’abord d’ouvrir aux rouages de l’ordinaire de la conversation, réalisant ici en une étude précise une synthèse entre l’ordinaire étudié par la sociologie et la philosophie du langage ordinaire. Elle permet ensuite d’ouvrir à une analyse de la vulnérabilité, nous rappelant que Patricia Paperman est une spécialiste de l’éthique du care ou éthique de la sollicitude. A partir de la vulnérabilité des individus, des micro-événements peuvent être perçus comme des « atteintes à la face » qui réclament réparation. Cela fait entrer dans une logique, ou plutôt dans une pratique du souci de l’autre. Ce rapport ordinaire suppose de s’interroger sur l’ordre rituel comme ordre expressif : « L’expression de l’attention aux autres est suspendue à la perception de leurs réactions, de leur conduite comme réactive. L’ordre se construit de ces expressions ; leur absence ou leurs défaillances activent des réactions appelant des réparations. Le souci du dommage causé à autrui n’est pas forcément activement partagé. Mais ce souci n’en demeure pas moins une norme pour l’interprétation, qui rend inquiétante ou remarquable son absence, par exemple dans un mot d’excuse qui ne vient pas. » La dernière intervention est consacrée à Pierre Bourdieu. L’auteur, Claude Gautier, parvient à convaincre de l’importance de la question politique de l’ordinaire dans la sociologie de Bourdieu, ce qui constitue une interprétation audacieuse. Bourdieu, en effet, considère que l’ordinaire en tant que tel n’est pas une catégorie pertinente pour l’analyse critique du monde social. Or, dans Le sens pratique, une certaine approche de l’ordinaire est présente par l’analyse du mariage. Par une analyse du mariage comme pratique sociale, Claude Gautier parvient à démontrer que l’ordinaire est lié à une forme particulière de la reproduction sociale. Mais c’est par une analyse de La distinction que Claude Gautier met en lumière l’importance de l’ordinaire. Cette notion est enveloppée dans la définition de la « disposition ». Cette catégorie, fructueuse d’un point de vue théorique pour éliminer un certain nombre de problèmes de la tradition, permet de comprendre le phénomène de l’incorporation. Toute la sociologie de Bourdieu décrit ce passage social du corps sauvage de l’individu en un corps spatialement et temporellement structuré. Or le monde de l’esthétique est ici essentiel pour saisir l’ordinaire. Dans l’esthétique populaire, contrairement à l’esthétique savante, il n’y a pas de rupture entre l’art et la vie, entre les dispositions ordinaires et la disposition proprement esthétique. L’ordinaire n’est donc pas ici dévalorisé. L’ordinaire est donc pensé comme un ordinaire de classe. On sera particulièrement attentif, à partir de cette élucidation originale de la question de l’ordinaire, à la façon dont Claude Gautier réintroduit sa lecture personnelle de l’œuvre de Bourdieu. Celle-ci est vue comme le moyen idoine de dépasser deux modes de connaissances – objectivistes et subjectivistes – qui passent à côté d’une sociologie critique construite à partir de la notion d’habitus. L’objectivisme et le subjectivisme ne parviennent pas à saisir l’ordinaire autrement que comme une expression de régularités et de généralités. Or par la sociologie critique de Bourdieu, il est possible de penser l’ordinaire des pratiques sociales. C’est donc un champ de recherche dans les études bourdieusiennes que Claude Gautier ouvre ici. La philosophie du langage ordinaire permet de décrire nos formes de vie et nos pratiques sociales. Mais l’ouvrage va plus loin que cela : il apporte des éléments pour passer d’une philosophie du langage ordinaire à une philosophie de l’ordinaire. Cela permet méthodologiquement de distinguer l’ordinaire du commun ou du quotidien. Cela autorise pratiquement à justifier le fait que la philosophie de l’ordinaire constitue une nouvelle approche conceptuelle de la politique. Heureux ouvrage qui explore l’intuition de Paul Valéry dans Tel quel : « Méditer en philosophe, c’est revenir du familier à l’étrange et de l’étrange affronter le réel ».

Laugier, Sandra et Gautier, Claude (sous la direction de) : L’Ordinaire et le politique

Compte rendu de Julien Mairesse.

Sandra Laugier et Claude Gautier (sous la direction de) : L’Ordinaire et le politique, Paris, PUF, 2006

Compte rendu de Julien Méresse, professeur de philosophie à Méru.

Sandra Laugier et Claude Gautier (sous la direction de) :
L’ordinaire et le politique
Paris, PUF, 2006
Compte rendu de Julien Méresse,
professeur de philosophie à Méru

L’ouvrage intitulé L’Ordinaire et le politique est issu d’un colloque international organisé à l’Université de Picardie Jules Verne. L’ouvrage regroupe de nombreuses interventions qui prennent toutes leur point de départ dans une difficulté à penser l’ordinaire. L’idée d’ordinaire est une idée proprement fascinante pour le philosophe. La philosophie dans son projet même veut dépasser l’ordinaire vu comme son autre mais la philosophie veut aussi retourner à l’ordinaire comme une origine toujours déjà, par définition, perdue. Cela prend place dans le courant de la philosophie du langage ordinaire initiée par Stanley Cavell et en particulier par la lecture faite par ce dernier de Ludwig Wittgenstein.

Or l’ambition de ce colloque est de lier cette approche du langage ordinaire et la description, d’un point de vue sociologique, de la pratique. Le problème est donc le suivant : comment, moi, sais-je ce que nous disons dans l’ordinaire des circonstances ? En quoi le langage hérité des autres est-il le mien ? Bref la question du langage ordinaire nous fait nous interroger sur le problème du lien inter-individuel au sein de la société. L’intervention du langage ordinaire permet de lier la philosophie et les sciences sociales. En s’interrogeant sur la pratique ordinaire, et sur la pratique ordinaire la plus clairement approchée à savoir le langage, il devient possible de définir les contours d’une sociologie de l’action. Chaque intervention apporte sa contribution à l’édification de cette sociologie de l’action en évitant deux écueils : réduire l’action à des effets de déterminismes socio-économiques ou bien ériger l’action en résultat d’une volonté libre émancipée de tout conditionnement.

Avec la philosophie de l’ordinaire, tenons-nous une nouvelle référence théorique qui permet de penser à nouveaux frais la politique, la démocratie, la communauté ?

L’ouvrage consiste donc à décrire d’abord l’ordinaire et donc à élucider cet objet d’étude dans sa spécificité. Cela permet ensuite d’examiner quelques figures politiques de l’ordinaire. En liant philosophie et sociologie, la dernière partie de l’ouvrage donne à penser des versions sociologiques de l’ordinaire.

La première partie de l’ouvrage contient quatre interventions qui visent chacune à leur manière à « élucider l’ordinaire », pour reprendre le titre de la première intervention. Layla Raïd repart aux sources conceptuelles de la notion d’ordinaire, c’est-à-dire à Wittgenstein. Elle démontre avec force que le langage ordinaire n’est pas à considérer comme un sous-langage, incomplet par rapport au prétendu langage technico-philosophique. Cela ne disqualifie nullement les connaissances différentes de l’ordinaire ( connaissances historiques, sociologiques, médicales… ) mais cela les place en un ordre spécifique ( ordre au sens pascalien ) qui n’est pas supérieur à l’ordre ordinaire. Car le monde de l’ordinaire est ordonné et appelle une interrogation de ce que je suis, interrogation proprement philosophique : comment rendre compte des conflits internes entre ce que nous disons de notre manière d’agir et la forme même de nos actions ? Cet ordre de l’ordinaire – et de ma place dans l’ordinaire – est constitué de normes mises en lumière par Layla Raïd. Mais si l’ordinaire est en ordre, comment peut-on vouloir l’élucider ? Cette élucidation est a-scientifique. Notre rapport à l’ordinaire est alors ordinaire, ce qui finit de convaincre de la légitimité du chemin de la philosophie du langage ordinaire. C’est précisément ce chemin que Sandra Laugier explore via Stanley Cavell. Elle développe l’idée selon laquelle l’ordinaire se révèle à nous en une inquiétante étrangeté. Cette réflexion s’effectue dans son article Politique de la conversation ordinaire. Sandra Laugier part du constat selon lequel l’ordinaire est à la fois évident et mystérieux. Telle est l’origine de la philosophie de Stanley Cavell qu’il complète avec l’idée selon laquelle le langage ordinaire définit l’ordinaire. Telle est la voix différente que Cavell fait entendre aux Etats-Unis en pleine domination de la philosophie analytique : la voix de la philosophie du langage ordinaire. Il s’agit de développer l’ambition de recommencer la philosophie : le projet philosophique n’a pas de ce point de vue à corriger notre caractère ordinaire mais à comprendre ce que nous disons quand nous disons. Cela implique un rejet de la métaphysique par le rejet net de l’usage métaphysique des mots pour nous ramener à leur usage ordinaire. Car les hommes ne s’intéressent pas à leur langage ordinaire : il faut un tournant linguistique pour penser véritablement. Il faut une grande attention à ce que nous disons et ne pas sombrer dans le scepticisme c’est-à-dire dans l’incapacité à être sujet de sa propre parole. Après une analyse subtile des liens théoriques entre Cavell et Austin, Sandra Laugier explore deux voies différentes : une réflexion politique sur la démocratie d’abord, une réflexion philosophico-esthétique sur le cinéma ensuite.

Cette intervention est complétée par l’intervention d’Elise Domenach qui démontre que, dans l’appréhension de l’ordinaire, le tournant linguistique s’accompagne d’un tournant anthropologique par l’apparition d’une anthropologie sceptique. C’est ainsi que l’on pourrait interpréter les avancées théoriques de Stanley Cavell : la communauté politique est pensée sur le modèle de la communauté linguistique. Les formes de vie en commun résultent d’un donné biologique mais la nature humaine forme le lien ordinaire qui rassemble les hommes. Le concept d’une « nature humaine », concept toujours délicat à définir, est ici rabattu sur un trait commun à savoir qu’un être humain entretient une relation interne d’accord avec les autres. Cela a le mérite de soulever le problème suivant : un tel trait commun constitue-t-il une nature ? Et une nature en quel sens ? Est-ce au sens d’une essence fixe et stable ? Nos pratiques culturelles réglées se fondent sur un fond commun qui n’est pas d’abord celui de l’harmonie mais celui d’un scepticisme ordinaire, scepticisme entendu en un sens cavellien c’est-à-dire au sens d’une tentation toujours présente de répudier nos critères communs.

L’intervention de Philippe Corcuff prend franchement assise dans l’ordinaire via une enquête sur la série télévisée Ally Mc Beal. Cette forme ordinaire qui jalonne la vie quotidienne ( la série télévisée, américaine, bien sûr, cela va presque de soi… ) est le moyen jugé idoine pour se garder de deux tentations dans l’étude de l’ordinaire : le misérabilisme ( l’ordinaire n’est alors qu’un sous-espace par rapport aux formes artistiques ou culturelles consacrées ) et le populisme ( qui célèbre la grandeur du populaire en oubliant les rapports de domination qui pèsent sur les rapports ordinaires ). La forme ordinaire d’investigation porte sur Ally Mc Beal, figure d’un imaginaire utopique. L’utopie est moins aujourd’hui dans des luttes politiques, dans une transformation politico-sociale du monde que dans l’intimité de la possibilité de la rencontre amoureuse. S’il est de bon ton de critiquer le peuple inculte qui s’abrutit devant la télévision, il convient de remarquer que les capacités de filtration des messages n’est jamais nulle. Au sein même des entreprises culturelles standardisées, des porteurs de stéréotypes dominants, la place existe pour des jeux de production. Dans Ally Mc Beal, se donne à voir l’utopie de la relation amoureuse. Or cette utopie n’est ni un horizon lointain, ni la réalisation progressivement actualisée du souhait. La figure contemporaine du Prince Charmant est ici ambivalente : est-elle un avatar de la domination masculine ou bien est-elle, par la rencontre de l’amour, la possibilité d’une réalisation d’autonomisation ? S’ensuivent deux comptes-rendus de deux entretiens sur la réception de certains épisodes de cette série par deux femmes d’une quarantaine d’années. L’utopie relève pour nous, les contemporains, de la sphère de l’intime. Reste à savoir comment cette sphère non-politique pourrait devenir politique dans une transformation générale de l’ordinaire.

La deuxième partie de l’ouvrage examine des figures politiques de l’ordinaire. Les intervenants abordent alors des domaines différents : politique ( Machiavel ), peinture ( Bruegel ), littérature ( Orwell ), philosophie ( Spinoza ou Foucault ). La première intervention, remarquable, de Laurent Bove fait intervenir Machiavel, Bruegel et Spinoza dans leur orientation anti-métaphysique. Ces défenseurs de l’immanence procèdent à un retour à l’usage. Il s’agit de développer ici une pensée du commun et de la communauté. Il existe, comme toute l’œuvre de Machiavel le démontre, une pratique ordinaire des hommes politiques qui ne peuvent s’emparer du pouvoir, et le garder, qu’à la condition de tenir compte de la réalité telle qu’elle est. D’où l’étude des passions et des relations de domination. Toute politique est donc en ce sens une politique de l’ordinaire. Laurent Bove déplace donc le problème : la véritable question n’est pas de savoir si la politique de l’ordinaire est possible ( puisqu’elle est réelle, qu’elle est le réel dans sa constitution même ) mais si elle est possible en dehors de toute logique de domination. Spinoza permet de nous interroger sur la critique des philosophes traditionnels qui s’appuient sur une nature humaine qui n’existe pas, et donc idéale ou extraordinaire. En s’appuyant sur l’homme tel qu’il est, le regard philosophique sur l’homme se tourne vers l’ordinaire. Bref il convient anti-métaphysiquement de se départir des formes imaginatives de la pensée philosophico-théologique. L’imagination peut ensuite être vue dans son ordre comme puissance créatrice. Il convient alors de savoir comment Spinoza présente et comment Bruegel représente la transformation possible de la condition humaine. C’est l’appel du concept de multitude et de la puissance constituante de la multitude qui permet d’imaginer des moyens de transformer l’ordinaire. En comprenant ce dernier point, en liaison avec sa dynamique, dans la logique de la productivité du réel lui-même, il sera possible de produire une transformation qui ne sorte pas de la nécessité de l’ordinaire mais qui sorte de l’ordinaire.

Les deux interventions suivantes sont consacrées à George Orwell. La première est celle de Bruce Bégout, spécialiste comme on sait de la question du quotidien d’un point de vue phénoménologique. Il s’intéresse ici à la Common Decency, au sens moral inné propre aux gens simples. Par une différence éclairante entre la dignité et la décence, l’auteur lie cette dernière à une pratique commune du respect et de la loyauté. On sera particulièrement sensible à l’examen de la répugnance ordinaire à faire le mal ou à le voir faire. Le sens moral ne dit jamais ce qui est bien mais indique de façon épidermique la nocivité du mal. D’où une résistance immanente à toute forme d’injustice et à toute forme de tyrannie. C’est pourquoi la société doit se fonder sur une décence commune qui n’a rien à voir avec le moralisme sentimental ou avec le sentimentalisme bien pensant du « cœur pur ». Ce discours n’est pas politique et l’ordinaire est politique en son fond. C’est pourquoi Orwell défend une approche politique socialiste qui prend en compte l’expérience de l’injustice puisque le socialisme bien compris n’est que l’expression politique du banal respect de soi. Le travail de Bruce Bégout permet alors de mettre en lumière les piliers du programme socialiste orwellien, socialisme qui doit se garder du populisme. Finalement, on retiendra que la moralité n’est pas ordinaire : c’est plutôt la vie ordinaire qui produit une forme de bonté propre, à savoir la décence humaine. La seconde intervention qui concerne Orwell est de Jean-Jacques Rosat : Orwell, l’homme ordinaire, les intellectuels et le pouvoir. Cette intervention est le pendant de l’intervention précédente. Puisque les théories politiques peuvent devenir des instruments de domination, comment faire pour que chacun puisse garder son sens du réel et son sens moral. Orwell fait l’expérience de la disparition possible du monde ordinaire puisqu’il a fait l’expérience du totalitarisme. L’existence du monde ordinaire repose sur la capacité personnelle de chaque homme de penser par lui-même, indépendamment de ce que peuvent affirmer les autres et donc indépendamment de tout pouvoir. L’homme ordinaire est donc opposé à l’homme totalitaire. Celui-ci n’est pas éclairé et est donc incapable d’éprouver l’ensemble des sentiments ordinaires. Une idée peut être totalitaire – le terme ne se réduisant pas à un système politique mais s’appliquant à des stratégies ou à des idées – en ce sens qu’elle est capable de briser notre relation au monde ordinaire. L’homme ordinaire accepte le monde ordinaire. D’où – et la remarque est piquante – la difficulté pour les intellectuels de s’assumer comme des hommes ordinaires.

Le travail de Guillaume Le Blanc place la perspective de l’ordinaire sous un jour politique et non seulement linguistique. Cela n’annule absolument pas ce dernier mais cela élargit la conception de l’ordinaire. Celui-ci ne réside pas seulement dans des activités de langage mais aussi dans des actions pratiques qui révèlent l’importance des normes. En s’appuyant sur les travaux d’Althusser et de Foucault, Le Blanc démontre que les individus sont toujours pris dans des relations de pouvoirs et dans des structures idéologiques, l’idéologie étant entendue comme une vision partielle du monde qui, s’ignorant comme partielle, se donne et se veut universelle. Du coup, elle en vient à s’imprimer dans les corps. La caractéristique majeure des relations de pouvoir est de produire dans son effectuation des comportements corporels. Par l’incorporation de la norme, l’individu devient sujet. Le sujet est l’être qui, pris dans les structures des appareils idéologiques d’Etat, est assujetti à des normes. Mais la vie ordinaire n’est pas forcément prise dans ces rouages aliénants, c’est-à-dire dans la soumission à des normes incorporées. L’individu libre bricole les normes. Très grand connaisseur de Canguilhem, l’auteur démontre avec force que la vie est activité. L’écart vis-à-vis de la norme n’est pas l’autre de la norme mais est le mouvement actif de la vie qui institue de nouvelles normes. Les frayages de la liberté sont possibles et la conception du style développée par l’auteur renseigne sur l’ordinaire : « Le style n’est pas une échappatoire aux normes. Il est la modulation même des normes qui rend possible leur réalisation. Le style est la distance produite dans la vie ordinaire entre l’activité et les normes, nécessaire à la réalisation des normes. »

L’intervention de Yann Moulier-Boutang place l’ordinaire sous l’angle de l’ordinaire des usages. L’ordinaire se voit et s’expérimente dans le respect de la règle, de la défense des traditions et des coutumes. Peut-il y avoir un usage non-conservateur de l’ordinaire ? L’auteur met en lumière un usage heuristique puis un usage éristique de l’ordinaire après avoir étudié l’ordinaire informel des coutumes. La vie ordinaire est partout : elle continue dans des contextes extraordinaires, dans des situations inhumaines ( qui sont le triste privilège de l’humain, comme les camps d’extermination ), dans des moments où la politique domine et où l’ordinaire ressurgit sous la forme de la révolte, de la révolution, bref de la résistance. Yann Moulier-Boutang répond donc à la question de Laurent Bove : une logique de l’ordinaire dans son déploiement est possible hors de toute domination. N’est-ce pas, pour reprendre des concepts politiques contemporains, la logique de la Multitude qui, par ses effets de résistances ordinaires, propose des poches d’oppositions actives à la logique de l’Empire ?

La troisième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux versions sociologiques de l’ordinaire. Stéphane Haber démontre que les conservateurs sacralisent l’ordinaire et reculent d’horreur devant l’abandon des traditions, des croyances et des institutions. Les Lumières, dans leur volonté de promouvoir la raison souveraine, s’érigent contre le conservatisme historique. L’intérêt du travail de Stéphane Haber consiste à démontrer avec force que l’on peut concevoir l’ordinaire comme une source de résistance au pouvoir. Loin de concevoir le monde ordinaire comme un milieu pré-rationnel, il convient de l’analyser comme un principe de créativité et comme un principe de transformation du réel. Par une analyse dense de la position de Jürgen Habermas, Stéphane Haber tient son pari : les mouvements politiques et sociaux de transformations du réel des années 1960-1970 trouvent une résonance théorique dans la pensée de Habermas. Ces mouvements sont « des façons de solliciter des processus d’apprentissages collectifs et des transformations sociales en fonction d’exigences inhérentes à un univers de l’ordinaire, c’est-à-dire à un « monde vécu » désormais dynamisé par les effets de la modernisation des sociétés. » Or notre monde ne recoupe pas totalement les schèmes de la construction du monde des années 60-70 : le problème des dominations et des luttes des classes prend un autre tour dans nos sociétés capitalistes. Une nouvelle approche du concept d’aliénation est donc à produire dans nos sociétés prises dans l’idéologie libérale. Et la philosophie ordinaire est une aide précieuse pour saisir cette transformation capitale.

Puisque l’ordre économique se construit par et dans un univers ordinaire de pratiques, alors la sphère politique n’échappe pas à la grille interprétative de la philosophie de l’ordinaire. Frédéric Lebaron replace l’ordinaire dans sa dimension politico-économique en démontrant la construction politique de l’ordre économique. Ne pratiquons-nous pas ordinairement des échanges marchands ? Evidemment, répondons-nous en bons hommes ordinaires. Or il ne faut pas oublier la dimension non-contractuelle de tout contrat : l’accord préalable entre les contractants trouve son origine dans l’existence de la société. Il existe des cadres juridiques qui préexistent nécessairement à la réalisation de l’échange. La monnaie - quoi de plus ordinaire ? – a ici une fonction décisive. Or les institutions juridiques et la monnaie sont les cadres étatiques de tout échange : l’institution politique est au cœur de l’économie privée la plus ordinaire. De cela découle la mise en lumière de l’importance de la Banque Centrale qui assure la pérennité de la valeur des signes et qui garantit, entre autres éléments, la chaîne de confiance des opérations de crédit.

C’est cet ordre économico-politique que Marc Breviglieri analyse à travers le prisme du geste technique au travail, geste pris dans les maillages de la politique et créateurs de richesses économiques. Dans des pages très denses, l’auteur explore la routine c’est-à-dire le savoir-faire acquis dans une activité prolongée. Par une analyse très fine et par une description fouillée de l’activité laborieuse, l’auteur décrit précisément la tendance conservatrice du geste machinal. Puis il étudie l’utilité de la technique qui ouvre sur un axe d’apprentissage sur soi. Dans une logique de philosophie sociale, Marc Breviglieri tend à démontrer que la routine peut heureusement ouvrir à une logique de la reconnaissance par l’acquisition des compétences et par l’innovation mais également par l’acquisition d’une confiance et par la libération du sujet.

Dans Versions sociologiques de l’ordinaire, Patricia Paperman procède à un état des lieux de la sociologie contemporaine via la question de l’ordinaire. Le point commun entre la référence à l’ordinaire en sociologie et la philosophie ordinaire réside dans le rejet du langage théorique qui supposerait l’idée d’une connaissance extérieure du monde social. Patricia Paperman ouvre ici trois voies de recherches qui se révèlent extrêmement fécondes. Méthodologiquement parlant, l’enquête sociologique porte sur une analyse de l’attitude naturelle des individus dans leur réalité sociale. L’ethnométhodologie de Garfinkel est pertinente : l’ordre social n’est pas une réalité indépendante de sa propre production et le sociologue n’a donc pas à corriger des situations via une théorie mais doit comprendre et donc prendre au sérieux la rationalité pratique. Plutôt que d’ironiser sur les écarts de normes dans les situations ordinaires, le sociologue se doit de saisir l’ordre du réel : les individus s’auto-organisent pour rendre intelligibles les incongruités des situations. Mais Patricia Paperman présente également l’importance de Goffman dans l’appréhension de l’ordinaire par la normativité des pratiques sociales. Or Goffman est un philosophe de l’interaction et il s’interroge sur les moments de désordre de l’ordinaire : émois, embarras, honte, trac… Nous éprouvons souvent ordinairement notre vulnérabilité en présence d’autrui. Cette référence à la vulnérabilité possède un double avantage. Elle permet d’abord d’ouvrir aux rouages de l’ordinaire de la conversation, réalisant ici en une étude précise une synthèse entre l’ordinaire étudié par la sociologie et la philosophie du langage ordinaire. Elle permet ensuite d’ouvrir à une analyse de la vulnérabilité, nous rappelant que Patricia Paperman est une spécialiste de l’éthique du care ou éthique de la sollicitude. A partir de la vulnérabilité des individus, des micro-événements peuvent être perçus comme des « atteintes à la face » qui réclament réparation. Cela fait entrer dans une logique, ou plutôt dans une pratique du souci de l’autre. Ce rapport ordinaire suppose de s’interroger sur l’ordre rituel comme ordre expressif : « L’expression de l’attention aux autres est suspendue à la perception de leurs réactions, de leur conduite comme réactive. L’ordre se construit de ces expressions ; leur absence ou leurs défaillances activent des réactions appelant des réparations. Le souci du dommage causé à autrui n’est pas forcément activement partagé. Mais ce souci n’en demeure pas moins une norme pour l’interprétation, qui rend inquiétante ou remarquable son absence, par exemple dans un mot d’excuse qui ne vient pas. »

La dernière intervention est consacrée à Pierre Bourdieu. L’auteur, Claude Gautier, parvient à convaincre de l’importance de la question politique de l’ordinaire dans la sociologie de Bourdieu, ce qui constitue une interprétation audacieuse. Bourdieu, en effet, considère que l’ordinaire en tant que tel n’est pas une catégorie pertinente pour l’analyse critique du monde social. Or, dans Le sens pratique, une certaine approche de l’ordinaire est présente par l’analyse du mariage. Par une analyse du mariage comme pratique sociale, Claude Gautier parvient à démontrer que l’ordinaire est lié à une forme particulière de la reproduction sociale. Mais c’est par une analyse de La distinction que Claude Gautier met en lumière l’importance de l’ordinaire. Cette notion est enveloppée dans la définition de la « disposition ». Cette catégorie, fructueuse d’un point de vue théorique pour éliminer un certain nombre de problèmes de la tradition, permet de comprendre le phénomène de l’incorporation. Toute la sociologie de Bourdieu décrit ce passage social du corps sauvage de l’individu en un corps spatialement et temporellement structuré. Or le monde de l’esthétique est ici essentiel pour saisir l’ordinaire. Dans l’esthétique populaire, contrairement à l’esthétique savante, il n’y a pas de rupture entre l’art et la vie, entre les dispositions ordinaires et la disposition proprement esthétique. L’ordinaire n’est donc pas ici dévalorisé. L’ordinaire est donc pensé comme un ordinaire de classe. On sera particulièrement attentif, à partir de cette élucidation originale de la question de l’ordinaire, à la façon dont Claude Gautier réintroduit sa lecture personnelle de l’œuvre de Bourdieu. Celle-ci est vue comme le moyen idoine de dépasser deux modes de connaissances – objectivistes et subjectivistes – qui passent à côté d’une sociologie critique construite à partir de la notion d’habitus. L’objectivisme et le subjectivisme ne parviennent pas à saisir l’ordinaire autrement que comme une expression de régularités et de généralités. Or par la sociologie critique de Bourdieu, il est possible de penser l’ordinaire des pratiques sociales. C’est donc un champ de recherche dans les études bourdieusiennes que Claude Gautier ouvre ici.

La philosophie du langage ordinaire permet de décrire nos formes de vie et nos pratiques sociales. Mais l’ouvrage va plus loin que cela : il apporte des éléments pour passer d’une philosophie du langage ordinaire à une philosophie de l’ordinaire. Cela permet méthodologiquement de distinguer l’ordinaire du commun ou du quotidien. Cela autorise pratiquement à justifier le fait que la philosophie de l’ordinaire constitue une nouvelle approche conceptuelle de la politique. Heureux ouvrage qui explore l’intuition de Paul Valéry dans Tel quel : « Méditer en philosophe, c’est revenir du familier à l’étrange et de l’étrange affronter le réel ».

Mise à jour : 2 mai 2012