Philosophie

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{{Reinhart Kosellec : {L’Expérience de l’histoire} (Paris, Hautes Études, Seuil/Gallimard, 1997 ; traduction de l’allemand par Michael Werner, avec la collaboration de Diane Meur, Marie-Claire Hoock et Jochen Hook).}} {Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.} L’histoire des idées a mauvaise presse auprès de certains tenants d’une image idéalisée de la philosophie française. Leur prévention repose sur le présupposé, que l’on peut contester ou justifier, que la philosophie se comprend elle-même, qu’elle doit rester son propre système d’intelligibilité ; dans cette optique, toute liberté prise par rapport à cette ligne de démarcation présenterait le risque d’une dérive vers l’infra-philosophique ou le non-philosophique. Les travaux de Reinhart KOSELLEC, encore trop peu connus en France, alors qu’ils bénéficient d’une bonne audience et suscitent un réel intérêt outre-Rhin, semblent prouver l’utilité, voire le caractère intrinsèquement philosophique, d’une pratique de la philosophie placée sous le nom d’ « histoire des concepts ». Il arrive que des concepts d’abord marginaux acquièrent soudainement dans le champ théorique une place prépondérante, voire hégémonique ; ils deviennent alors si évidents qu’on oublie leur caractère historique et leur contingence. A moins de prétendre qu’ils étaient de tout temps déjà là en attente de leur découverte plus ou moins tardive ou d’en faire des créations ab nihilo, il doit être possible d’expliquer leur lente maturation qui se fait au point de convergence de différentes disciplines, de conditions sociales et d’événements historiques. Voilà, à larges traits, l’objet d’étude que se donne l’histoire des concepts. Reinhart KOSELLEC a la double formation d’historien et de philosophe ; il n’est donc pas surprenant qu’il se soit tout particulièrement intéressé à l’émergence dans le champ théorique, puis à l’extension dans la culture occidentale du concept d’histoire. Quelles sont les conditions qui ont fait passer cette notion d’un statut subalterne à une place hégémonique en l’espace d’un siècle, le dix-huitième ? D’où vient que les hommes fassent un beau jour une « expérience de l’histoire », alors que celle-ci leur avait été jusqu'à présent refusée ? On conseillera tout particulièrement, pour qui veut se familiariser avec les travaux de Reinhart. KOSELLEC, la lecture du texte consacré au "Concept d’histoire" dans le recueil d’articles regroupés sous le titre L‘expérience de l’histoire. L’auteur appelle l’attention sur la substitution, à la fin du dix-huitième siècle, du mot {Geschichte}, un pluriel qui devient un singulier collectif, à celui, alors plus généralement utilisé, d’Histoire. Cette substitution s’accompagne de la transformation du référent : l’histoire est progressivement perçue comme une réalité substantielle. Il montre, ensuite, textes à l’appui, comment ce concept, une fois unifié et réifié, devient progressivement réflexif à travers la formation d’une philosophie de l’histoire (on apprend au passage que Voltaire est le premier à utiliser cette expression de philosophie de l’histoire). Cette élaboration progressive du concept d’histoire, qui acquiert un sens qui nous est devenu familier, se trouve à l’entrecroisement de diverses disciplines. Au premier rang de celles-ci se trouve la poétique, ce qui n’est pas fait pour nous surprendre puisque Aristote, dans sa Poétique, compare déjà l’histoire et la poésie pour juger de leur valeur respective, et la comparaison deviendra un topos. Il faut ensuite mentionner les sciences de la nature qui accordent une place de plus en plus grande à l’évolution pour la compréhension des choses naturelles (le passage d’une « {historia naturae} » à une « histoire naturelle »). Il ne faut pas oublier non plus les réflexions théologiques et le remplacement d’une « histoire sacrée » par une « histoire du sacré ». Enfin, un événement décisif, la Révolution française, bouleverse les mentalités en plaçant les hommes en face de ce qui est vécu comme une absolue nouveauté et une accélération brutale du temps. L’expérience de l’histoire devient non seulement possible mais elle peut être élevée au rang d’une expérience centrale pour l’interprétation du monde. L’histoire peut alors tenir lieu de concept régulateur pour la compréhension que la modernité prend d’elle-même. Entre temps, une nouvelle représentation du temps (la « temporalisation de l’histoire »), à la fois cause et conséquence, a vu le jour ; on est passé de l’attente de la fin dernière (eschatologie), fin qui, du fait de son caractère atemporel, est toujours immédiatement possible et qui conduit à interpréter les événements comme des signes de son imminence, à un « nouvel horizon d’attentes » fait d’espérances. Le futur commande le passé. L’histoire devient sa propre compréhension. Reinhart KOSELLEC peut revendiquer à juste titre la paternité de cette notion, souvent reprise depuis, d’horizon d’attentes. On ne peut que recommander la lecture de ces pages, et des autres qui composent les deux recueils, pour qui veut préparer les épreuves de l’agrégation interne. Ils y trouveront une nourriture intellectuelle substantielle, faite de réflexions originales, de remarques éclairantes sur des œuvres devenues des classiques et une mine de références qu’ils pourront consulter. Rappelons que les nouvelles modalités du concours ont introduit une dissertation sur un sujet se rapportant à une notion du programme, l’histoire pour la session de 2004. Mais, au-delà de cette recommandation circonstancielle, je me permets d’insister sur ma conviction, qu’on peut ne pas partager, que la méditation de ces fortes pages pourrait convaincre les professeurs de l’utilité philosophique d’une lecture, non pas historicisante, mais historique des concepts qu’ils ont à mettre en œuvre pour traiter les notions du programme. Elle devrait leur permettre d’éclairer le sens de ces concepts en suivant leur généalogie. Elle leur rendrait aussi un immense service en situant, afin de mieux les comprendre, dans leur contexte intellectuel les grands textes qui leur servent de référence ({Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique} ; {La Raison dans l’histoire}, etc.). Ainsi, comme on peut l’apprendre en lisant le travail de Reinhart KOSELLEC, si maints passages très connus de Kant sur l’histoire perdent un peu de l’originalité qu’on leur prête spontanément, par ignorance du contexte, ils gagnent en revanche beaucoup en intelligibilité. Enfin, peut-être, que cette lecture les conduira à reconsidérer une conception traditionnelle et substantialiste de la philosophie. Je fais partie de ceux qui pensent que l’autonomie de la pensée philosophique, qu’il faut revendiquer, n’implique pas nécessairement une représentation de la philosophie, et de son histoire, comme une sphère close sur elle-même et autoréférentielle. Annexe 1 : table des matières du recueil {L’expérience de l’histoire}. -# Le concept d’histoire -# Histoire sociale et histoire des concepts -# Structures fédérales de l’histoire allemande -# Les monuments aux morts, lieux de fondation de l’identité des survivants -# Histoire, droit et justice -# Théorie de l’histoire et herméneutique -# Mutation de l’expérience et changement de méthode. Esquisse historico-anthropologique. N.B. : l’article 6 est une reprise de l’allocution prononcée à l’occasion du 85ème anniversaire de Hans-Georg GADAMER , le 12 février 1985. Annexe 2 : petite bibliographie des ouvrages de R. KOSELLEC disponibles en langue française. {Le Règne de la Critique} ; Paris, Minuit, 1979. {Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques} ; Paris, éditions de l’HESS, 1990.

Kosellec, Reinhard : L’Expérience de l’histoire

Compte rendu de Francis Foreaux.

Reinhart Kosellec : L’Expérience de l’histoire (Paris, Hautes Études, Seuil/Gallimard, 1997 ; traduction de l’allemand par Michael Werner, avec la collaboration de Diane Meur, Marie-Claire Hoock et Jochen Hook).

Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.

L’histoire des idées a mauvaise presse auprès de certains tenants d’une image idéalisée de la philosophie française. Leur prévention repose sur le présupposé, que l’on peut contester ou justifier, que la philosophie se comprend elle-même, qu’elle doit rester son propre système d’intelligibilité ; dans cette optique, toute liberté prise par rapport à cette ligne de démarcation présenterait le risque d’une dérive vers l’infra-philosophique ou le non-philosophique.

Les travaux de Reinhart KOSELLEC, encore trop peu connus en France, alors qu’ils bénéficient d’une bonne audience et suscitent un réel intérêt outre-Rhin, semblent prouver l’utilité, voire le caractère intrinsèquement philosophique, d’une pratique de la philosophie placée sous le nom d’ « histoire des concepts ». Il arrive que des concepts d’abord marginaux acquièrent soudainement dans le champ théorique une place prépondérante, voire hégémonique ; ils deviennent alors si évidents qu’on oublie leur caractère historique et leur contingence. A moins de prétendre qu’ils étaient de tout temps déjà là en attente de leur découverte plus ou moins tardive ou d’en faire des créations ab nihilo, il doit être possible d’expliquer leur lente maturation qui se fait au point de convergence de différentes disciplines, de conditions sociales et d’événements historiques. Voilà, à larges traits, l’objet d’étude que se donne l’histoire des concepts.

Reinhart KOSELLEC a la double formation d’historien et de philosophe ; il n’est donc pas surprenant qu’il se soit tout particulièrement intéressé à l’émergence dans le champ théorique, puis à l’extension dans la culture occidentale du concept d’histoire. Quelles sont les conditions qui ont fait passer cette notion d’un statut subalterne à une place hégémonique en l’espace d’un siècle, le dix-huitième ? D’où vient que les hommes fassent un beau jour une « expérience de l’histoire », alors que celle-ci leur avait été jusqu’à présent refusée ?

On conseillera tout particulièrement, pour qui veut se familiariser avec les travaux de Reinhart. KOSELLEC, la lecture du texte consacré au "Concept d’histoire" dans le recueil d’articles regroupés sous le titre L‘expérience de l’histoire. L’auteur appelle l’attention sur la substitution, à la fin du dix-huitième siècle, du mot Geschichte, un pluriel qui devient un singulier collectif, à celui, alors plus généralement utilisé, d’Histoire. Cette substitution s’accompagne de la transformation du référent : l’histoire est progressivement perçue comme une réalité substantielle. Il montre, ensuite, textes à l’appui, comment ce concept, une fois unifié et réifié, devient progressivement réflexif à travers la formation d’une philosophie de l’histoire (on apprend au passage que Voltaire est le premier à utiliser cette expression de philosophie de l’histoire).

Cette élaboration progressive du concept d’histoire, qui acquiert un sens qui nous est devenu familier, se trouve à l’entrecroisement de diverses disciplines. Au premier rang de celles-ci se trouve la poétique, ce qui n’est pas fait pour nous surprendre puisque Aristote, dans sa Poétique, compare déjà l’histoire et la poésie pour juger de leur valeur respective, et la comparaison deviendra un topos. Il faut ensuite mentionner les sciences de la nature qui accordent une place de plus en plus grande à l’évolution pour la compréhension des choses naturelles (le passage d’une « historia naturae » à une « histoire naturelle »). Il ne faut pas oublier non plus les réflexions théologiques et le remplacement d’une « histoire sacrée » par une « histoire du sacré ». Enfin, un événement décisif, la Révolution française, bouleverse les mentalités en plaçant les hommes en face de ce qui est vécu comme une absolue nouveauté et une accélération brutale du temps. L’expérience de l’histoire devient non seulement possible mais elle peut être élevée au rang d’une expérience centrale pour l’interprétation du monde. L’histoire peut alors tenir lieu de concept régulateur pour la compréhension que la modernité prend d’elle-même. Entre temps, une nouvelle représentation du temps (la « temporalisation de l’histoire »), à la fois cause et conséquence, a vu le jour ; on est passé de l’attente de la fin dernière (eschatologie), fin qui, du fait de son caractère atemporel, est toujours immédiatement possible et qui conduit à interpréter les événements comme des signes de son imminence, à un « nouvel horizon d’attentes » fait d’espérances. Le futur commande le passé. L’histoire devient sa propre compréhension. Reinhart KOSELLEC peut revendiquer à juste titre la paternité de cette notion, souvent reprise depuis, d’horizon d’attentes.

On ne peut que recommander la lecture de ces pages, et des autres qui composent les deux recueils, pour qui veut préparer les épreuves de l’agrégation interne. Ils y trouveront une nourriture intellectuelle substantielle, faite de réflexions originales, de remarques éclairantes sur des œuvres devenues des classiques et une mine de références qu’ils pourront consulter. Rappelons que les nouvelles modalités du concours ont introduit une dissertation sur un sujet se rapportant à une notion du programme, l’histoire pour la session de 2004.

Mais, au-delà de cette recommandation circonstancielle, je me permets d’insister sur ma conviction, qu’on peut ne pas partager, que la méditation de ces fortes pages pourrait convaincre les professeurs de l’utilité philosophique d’une lecture, non pas historicisante, mais historique des concepts qu’ils ont à mettre en œuvre pour traiter les notions du programme. Elle devrait leur permettre d’éclairer le sens de ces concepts en suivant leur généalogie. Elle leur rendrait aussi un immense service en situant, afin de mieux les comprendre, dans leur contexte intellectuel les grands textes qui leur servent de référence (Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique ; La Raison dans l’histoire, etc.). Ainsi, comme on peut l’apprendre en lisant le travail de Reinhart KOSELLEC, si maints passages très connus de Kant sur l’histoire perdent un peu de l’originalité qu’on leur prête spontanément, par ignorance du contexte, ils gagnent en revanche beaucoup en intelligibilité. Enfin, peut-être, que cette lecture les conduira à reconsidérer une conception traditionnelle et substantialiste de la philosophie. Je fais partie de ceux qui pensent que l’autonomie de la pensée philosophique, qu’il faut revendiquer, n’implique pas nécessairement une représentation de la philosophie, et de son histoire, comme une sphère close sur elle-même et autoréférentielle.

Annexe 1 : table des matières du recueil L’expérience de l’histoire.

  1. Le concept d’histoire
  2. Histoire sociale et histoire des concepts
  3. Structures fédérales de l’histoire allemande
  4. Les monuments aux morts, lieux de fondation de l’identité des survivants
  5. Histoire, droit et justice
  6. Théorie de l’histoire et herméneutique
  7. Mutation de l’expérience et changement de méthode. Esquisse historico-anthropologique.

N.B. : l’article 6 est une reprise de l’allocution prononcée à l’occasion du 85ème anniversaire de Hans-Georg GADAMER , le 12 février 1985.

Annexe 2 : petite bibliographie des ouvrages de R. KOSELLEC disponibles en langue française.

Le Règne de la Critique ; Paris, Minuit, 1979.

Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques ; Paris, éditions de l’HESS, 1990.

Mise à jour : 2 mai 2012