Philosophie

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{{Claire Crignon-de Oliveira et Marie Gaille-Nikodimov, {A qui appartient le corps humain ? Médecine, politique et droit } (Paris, Les Belles Lettres, collection médecine et sciences humaines, 2004).}} {Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.} Le corps, et surtout la revendication de la libre disposition de son corps, est devenu un fait banal dans le paysage contemporain et cela depuis quelques événements qui font dates : l’adoption de la loi sur l’IVG, la première fécondation in vitro, la dépénalisation de l’homosexualité, etc. . On peut affirmer qu’une nouvelle expérience du corps a fait son apparition. Ce phénomène est situé d’emblée, par les auteurs de l’étude, dans son contexte historique, celui de la démocratie moderne définie par le développement simultané du libéralisme social et de l’égalité politique. Nous assistons aujourd’hui, et d’une manière irréversible, à l’implantation dans les esprits des principes solidaires d’égalité et d’autonomie et à leur extension dans la société. L’égalité et l’autonomie, jadis niées, naguère cantonnées dans le domaine de la sphère politique et s’accommodant bien d’une inégalité sociale et du modèle hiérarchique et patriarcale de la famille, entrent aujourd’hui, à grand fracas, dans la sphère privée. Et quoi de plus privé que le rapport corporel à soi ? Après avoir présenté l’ampleur historique du phénomène et tenter de donner un aperçu de ses multiples manifestations, il faut tenter d’en mesurer toutes les implications. Cette nouvelle expérience du corps se trouve au croisement de différents domaines, scientifique, médical, juridique, politique et, bien sûr, philosophique. La diversité des domaines concernés rend vaine et inutile toute tentative d’unification unilatérale, mais elle ne doit cependant pas conduire à renoncer à tenter de dessiner, à l’occasion de leurs divers points de rencontre, une ligne directrice. C’est cette ligne que les auteurs se donnent pour objectif de tracer et de suivre le plus loin possible, afin qu’on y voie tous un peu plus clair.. La manifestation la plus apparente de cette nouvelle revendication de la libre disposition de son corps passe par les technologies médicales déjà reconnues : l’IVG, la chirurgie esthétique, la procréation médicalement assistée, la demande de plus en plus insistante du recours à l’euthanasie face à l’acharnement thérapeutique. Ces succès technologiques, en mettant en question la définition traditionnelle de l’humain, fixé naturellement à un sexe, soumis au hasard de la procréation, et devant bâtir une histoire singulière à partir de son devenir contingent, adressent au philosophe la demande d’une réponse originale. Le politique se trouve, quant à lui, devant un double défi ; il voit s’amplifier une demande de protection, ce qui lui confère à la fois de nouveaux devoirs et des pouvoirs accrus, mais il doit faire face en même temps à une contestation de l’autorité étatique. Surtout, c’est le juriste qui est mis à contribution et en demeure de forger de nouvelles catégories, de définir de nouveaux critères offrant des garanties. Le droit est au centre de toutes les revendications. On lui demande de donner une forme juridique (et donc une légitimité) à tous les désirs (d’avoir les enfants que l’on souhaite quand on le veut ; de se donner une apparence physique convenable ; de mourir dans des conditions acceptables ; etc.). Or, le droit en donnant une forme institutionnelle au désir le transforme nécessairement, lui fait perdre ce qu’il a de subjectif et d’individuel. Cette irruption du corps est d’abord celle d’un nouvel objet qui rend caduques toutes les visions traditionnelles que l’on peut répertorier : le corps objectivé de la médecine ; le corps sanctuaire de la religion ; le corps propre de tout un chacun ; le corps politique (les auteurs rappellent que dans une tradition bien ancrée dans nos mœurs françaises et d’inspiration rousseauiste, le corps appartient à l’État ; il faut être prêt à donner son sang, à faire des enfants et à mourir pour la patrie). Ce n’est pas que ces visions aient disparu ; elles coexistent plutôt et rentrent en concurrence. Mais aucune ne peut désormais à elle seule prétendre interpréter le phénomène de la revendication du corps. Ce fait est d’ailleurs à mettre à l’actif de l’évolution démocratique des mœurs. Nous sommes entrés dans des sociétés éthiquement plurales ; l’État ne peut plus imposer le modèle de la bonne vie et, par voie de conséquence, le juridique doit adopter un point de vue autonome et procédural. On peine à théoriser cette nouvelle expérience du corps à l’aide des catégories traditionnelles du droit : le corps « substrat du sujet » ou le corps « objet », ces deux conceptualisations opposées du corps pouvant justifier un même comportement ou fournir, chacune de leur côté, des arguments à des attitudes opposées. C’est pourquoi, il faut forger de nouvelles catégories et d’abord, devant l’urgence, de nouvelles catégories juridiques. Ainsi, tout le champ du droit est traditionnellement structuré par la distinction entre les droits réels et les droits subjectifs. Or, le corps, le corps tel qu’il s’affirme dans une expérience historique inédite, ne trouve pas sa place dans cette dichotomie. Il est certes un objet, mais pas un objet comme un autre (il fait corps avec le sujet) ; il n’est pas non plus tout à fait un sujet (on peut en céder une partie, un rein, du sang ; le prêter dans le cas des mères porteuses). Comment le construire juridiquement ? L'apport sans doute le plus intéressant des deux auteurs consiste à montrer cette nécessaire inventivité du droit, à mettre en évidence aussi comment il est symboliquement (nous ne sortons pas de l’ordre du symbolique) créateur d’humanité (ch. 4 : l’assimilation du corps au droit). Deux exemples, qu’on ne peut restituer intégralement ici, celui du statut de l’embryon (p 170 sq.), qui n’est pas un sujet de droit, n’a pas un droit à la vie et à la dignité, mais cependant bénéficie d’un droit au respect, et celui de la définition de génome comme patrimoine commun de l’humanité (p 179 sq.), montrent comment le droit contourne les distinctions traditionnelles devenues inadéquates. Le livre se termine sur une mise à l’épreuve des différents modèles de la justice devant les défis lancés par les nouveaux comportements et les nouvelles attentes engendrés par la revendication de la libre disposition du corps. Ce dernier chapitre (ch. 5 : tous les corps sont-ils égaux), dépasse à vrai dire le cadre de la seule question du corps et prend, sans rien perdre de son intérêt, l’allure plus générale d’une réflexion sur les fondements de la justice. La lecture stimulante de ce livre utile, laisse parfois le lecteur sur l’impression que les auteurs dressent plus un tableau clinique des faits observés qu’ils ne cherchent à proposer une explication de ces derniers. Mais la prudence demandait sans doute qu’on n’allât pas au-delà des faits et qu’on réservât pour plus tard les grands récits explicatifs. Ajoutons que le texte est pédagogique ; il donne, presque toujours, les explications indispensables pour qu’un non-initié puisse suivre avec profit le raisonnement proposé. Les professeurs de philosophie y trouveront de quoi éveiller leur réflexion et nourrir leurs leçons. Les auteurs (quatrième de couverture) : - Marie GAILLE-NIKODIMOV, docteur en philosophie et chercheuse au CNRS, mène ses recherches sur la pensée politique de la Renaissance et sur les rapports entre politique, médecine et anthropologie. - Claire CRIGNON-DE OLIVEIRA, Docteur en philosophie, enseigne à l’ENS Lettres et Sciences humaines de Lyon, travaille sur la pensée anglaise classique et sur les rapports entre médecine, politique et religion.

Crignon-de Oliveira, Claire et Gaille-Nikodimov, Marie : A qui appartient le corps humain

Compte rendu de Francis Foreaux.

Claire Crignon-de Oliveira et Marie Gaille-Nikodimov, A qui appartient le corps humain ? Médecine, politique et droit (Paris, Les Belles Lettres, collection médecine et sciences humaines, 2004).

Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.

Le corps, et surtout la revendication de la libre disposition de son corps, est devenu un fait banal dans le paysage contemporain et cela depuis quelques événements qui font dates : l’adoption de la loi sur l’IVG, la première fécondation in vitro, la dépénalisation de l’homosexualité, etc. . On peut affirmer qu’une nouvelle expérience du corps a fait son apparition.

Ce phénomène est situé d’emblée, par les auteurs de l’étude, dans son contexte historique, celui de la démocratie moderne définie par le développement simultané du libéralisme social et de l’égalité politique. Nous assistons aujourd’hui, et d’une manière irréversible, à l’implantation dans les esprits des principes solidaires d’égalité et d’autonomie et à leur extension dans la société. L’égalité et l’autonomie, jadis niées, naguère cantonnées dans le domaine de la sphère politique et s’accommodant bien d’une inégalité sociale et du modèle hiérarchique et patriarcale de la famille, entrent aujourd’hui, à grand fracas, dans la sphère privée. Et quoi de plus privé que le rapport corporel à soi ? Après avoir présenté l’ampleur historique du phénomène et tenter de donner un aperçu de ses multiples manifestations, il faut tenter d’en mesurer toutes les implications.

Cette nouvelle expérience du corps se trouve au croisement de différents domaines, scientifique, médical, juridique, politique et, bien sûr, philosophique. La diversité des domaines concernés rend vaine et inutile toute tentative d’unification unilatérale, mais elle ne doit cependant pas conduire à renoncer à tenter de dessiner, à l’occasion de leurs divers points de rencontre, une ligne directrice. C’est cette ligne que les auteurs se donnent pour objectif de tracer et de suivre le plus loin possible, afin qu’on y voie tous un peu plus clair..

La manifestation la plus apparente de cette nouvelle revendication de la libre disposition de son corps passe par les technologies médicales déjà reconnues : l’IVG, la chirurgie esthétique, la procréation médicalement assistée, la demande de plus en plus insistante du recours à l’euthanasie face à l’acharnement thérapeutique. Ces succès technologiques, en mettant en question la définition traditionnelle de l’humain, fixé naturellement à un sexe, soumis au hasard de la procréation, et devant bâtir une histoire singulière à partir de son devenir contingent, adressent au philosophe la demande d’une réponse originale. Le politique se trouve, quant à lui, devant un double défi ; il voit s’amplifier une demande de protection, ce qui lui confère à la fois de nouveaux devoirs et des pouvoirs accrus, mais il doit faire face en même temps à une contestation de l’autorité étatique. Surtout, c’est le juriste qui est mis à contribution et en demeure de forger de nouvelles catégories, de définir de nouveaux critères offrant des garanties. Le droit est au centre de toutes les revendications. On lui demande de donner une forme juridique (et donc une légitimité) à tous les désirs (d’avoir les enfants que l’on souhaite quand on le veut ; de se donner une apparence physique convenable ; de mourir dans des conditions acceptables ; etc.). Or, le droit en donnant une forme institutionnelle au désir le transforme nécessairement, lui fait perdre ce qu’il a de subjectif et d’individuel.

Cette irruption du corps est d’abord celle d’un nouvel objet qui rend caduques toutes les visions traditionnelles que l’on peut répertorier : le corps objectivé de la médecine ; le corps sanctuaire de la religion ; le corps propre de tout un chacun ; le corps politique (les auteurs rappellent que dans une tradition bien ancrée dans nos mœurs françaises et d’inspiration rousseauiste, le corps appartient à l’État ; il faut être prêt à donner son sang, à faire des enfants et à mourir pour la patrie). Ce n’est pas que ces visions aient disparu ; elles coexistent plutôt et rentrent en concurrence. Mais aucune ne peut désormais à elle seule prétendre interpréter le phénomène de la revendication du corps. Ce fait est d’ailleurs à mettre à l’actif de l’évolution démocratique des mœurs. Nous sommes entrés dans des sociétés éthiquement plurales ; l’État ne peut plus imposer le modèle de la bonne vie et, par voie de conséquence, le juridique doit adopter un point de vue autonome et procédural.

On peine à théoriser cette nouvelle expérience du corps à l’aide des catégories traditionnelles du droit : le corps « substrat du sujet » ou le corps « objet », ces deux conceptualisations opposées du corps pouvant justifier un même comportement ou fournir, chacune de leur côté, des arguments à des attitudes opposées.

C’est pourquoi, il faut forger de nouvelles catégories et d’abord, devant l’urgence, de nouvelles catégories juridiques. Ainsi, tout le champ du droit est traditionnellement structuré par la distinction entre les droits réels et les droits subjectifs. Or, le corps, le corps tel qu’il s’affirme dans une expérience historique inédite, ne trouve pas sa place dans cette dichotomie. Il est certes un objet, mais pas un objet comme un autre (il fait corps avec le sujet) ; il n’est pas non plus tout à fait un sujet (on peut en céder une partie, un rein, du sang ; le prêter dans le cas des mères porteuses). Comment le construire juridiquement ?

L’apport sans doute le plus intéressant des deux auteurs consiste à montrer cette nécessaire inventivité du droit, à mettre en évidence aussi comment il est symboliquement (nous ne sortons pas de l’ordre du symbolique) créateur d’humanité (ch. 4 : l’assimilation du corps au droit). Deux exemples, qu’on ne peut restituer intégralement ici, celui du statut de l’embryon (p 170 sq.), qui n’est pas un sujet de droit, n’a pas un droit à la vie et à la dignité, mais cependant bénéficie d’un droit au respect, et celui de la définition de génome comme patrimoine commun de l’humanité (p 179 sq.), montrent comment le droit contourne les distinctions traditionnelles devenues inadéquates.

Le livre se termine sur une mise à l’épreuve des différents modèles de la justice devant les défis lancés par les nouveaux comportements et les nouvelles attentes engendrés par la revendication de la libre disposition du corps. Ce dernier chapitre (ch. 5 : tous les corps sont-ils égaux), dépasse à vrai dire le cadre de la seule question du corps et prend, sans rien perdre de son intérêt, l’allure plus générale d’une réflexion sur les fondements de la justice.

La lecture stimulante de ce livre utile, laisse parfois le lecteur sur l’impression que les auteurs dressent plus un tableau clinique des faits observés qu’ils ne cherchent à proposer une explication de ces derniers. Mais la prudence demandait sans doute qu’on n’allât pas au-delà des faits et qu’on réservât pour plus tard les grands récits explicatifs.

Ajoutons que le texte est pédagogique ; il donne, presque toujours, les explications indispensables pour qu’un non-initié puisse suivre avec profit le raisonnement proposé. Les professeurs de philosophie y trouveront de quoi éveiller leur réflexion et nourrir leurs leçons.

Les auteurs (quatrième de couverture) :

  • Marie GAILLE-NIKODIMOV, docteur en philosophie et chercheuse au CNRS, mène ses recherches sur la pensée politique de la Renaissance et sur les rapports entre politique, médecine et anthropologie.
  • Claire CRIGNON-DE OLIVEIRA, Docteur en philosophie, enseigne à l’ENS Lettres et Sciences humaines de Lyon, travaille sur la pensée anglaise classique et sur les rapports entre médecine, politique et religion.
Mise à jour : 7 avril 2012