Bonnet, Charles : La Palingénésie philosophique
Compte rendu de Laurent Fedi.
Charles BONNET, La Palingénésie philosophique [1769/ 1783 pour la présente éd.], Rééd. Paris, Fayard, collection Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 2002, texte revu par C. Frémont.
Compte rendu de Laurent Fedi.
« Arrêterons-nous toujours nos regards sur ce qui frappe nos Sens ? La Raison du Philosophe ne percevra-t-elle point au-delà ? » (p. 164). L’auteur des Considérations sur les corps organisés n’entend pas restaurer à la fin de sa vie la métaphysique abstraite qu’il a toujours vilipendée. A propos des philosophes qui ont disserté sur les « natures plastiques », il répète qu’ « ils auraient mieux employé leur tems à interroger la Nature elle-même par des observations et des expériences bien faites » (p. 278). Cela étant, il n’est pas interdit au philosophe de prolonger les résultats au-delà de l’observable, du moment que ses conjectures s’accordent, aussi loin qu’il les pousse, avec la science et ne heurtent point la raison. Or c’est bien à une métaphysique que conduisent les « simples probabilités » que Bonnet dit pouvoir être tout au plus « de grandes vraisemblances » (p. 401), et à une métaphysique à première vue des plus fantastiques (au sens propre), quoique fondée sur des faits que l’auteur aura passé sa vie à établir et à vérifier dans un dialogue incessant avec ses confrères physiologistes – Haller, Malacarne, Trembley, Spallanzani.
Le point de départ, bien connu, est l’hypothèse préformationniste dont Bonnet est l’un des plus fervents partisans. L’hypothèse de l’épigenèse a pour défaut rédhibitoire la supposition théoriquement coûteuse d’une constitution mécanique des êtres organisés, par adjonctions successives. « J’ai donc pensé qu’il étoit plus conforme à la saine Philosophie, parce qu’il était plus conforme aux faits, d’admettre au moins comme très-probable que les Corps organisés préexistoient dès le commencement » (p. 80). Ce qu’on appelle génération n’est que le développement de germes préexistants. Mais qu’est-ce qu’un germe ? « [J]’entends en général par le mot Germe toute préordination, toute préformation de parties capable par elle-même de déterminer l’existence d’une Plante ou d’un Animal » (p. 82). On ne peut qu’être surpris et un peu déçu par une définition aussi circulaire, qui laisse planer le doute sur une question aussi capitale que celle de la nature physique ou non physique de cette entité. Bonnet répond incidemment à chaque page du texte, en affirmant l’appartenance du germe à la nature et en repoussant toute confusion de sa doctrine avec le matérialisme. Il n’est pas question, selon lui, de dire que la matière peut penser : cela reviendrait à considérer qu’une même substance produit autant de pensées différentes qu’il y a d’individus, ce qui est absurde. Il n’en demeure pas moins que l’âme est unie au corps d’une liaison qui est indissoluble ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’âme sans corps. « L’Homme est un Être mixte » (p. 46, p. 224, etc.). L’union est un « mystère », mais il suffit au savant qui veut avancer dans sa recherche de constater le parallélisme : « à l’ébranlement de tel ou tel nerf, répond toujours dans l’âme telle ou telle sensation » (p. 22).
De l’hypothèse des germes et de l’inséparabilité de l’âme et du corps, Bonnet tire un principe audacieux qui est en fait une solution prodigieusement féconde au problème de l’individuation, un principe d’autant plus étonnant qu’il s’énonce dans une interprétation de l’Évangile déroutante pour plus d’un chrétien : « C’est moins l’immortalité de l’âme que l’immortalité de l’Homme que l’Évangile a mise en évidence » (p. 48). Qu’est-ce à dire sinon que l’homme se conserve après la mort physique ? Bonnet écrit : « Ce n’est que le Corps corruptible qui est pour l’Ame une prison, et point du tout le Corps incorruptible et glorieux que la Révélation lui oppose » (p. 47) ; et ailleurs : « L’Homme est immortel par son Âme, substance indivisible ; il l’est encore par ce Germe impérissable auquel elle est unie » (p. 224). En rapprochant ces deux citations, on comprend que le Corps glorieux du Christ - ici symbole de l’homme déchiffré dans l’énigme de son développement - n’est autre que le « germe » de la théorie préformationniste intégré à une conjecture rationnelle sur la Nature et les fins de l’Homme.
De là l’idée de « palingénésie » (un vocable emprunté aux alchimistes). Ce qui vaut pour l’homme vaut également à un degré à peine inférieur pour l’animal (l’éléphant, l’huître ou le polype), qui, étant doué de sensibilité, doit bien avoir une âme, quoi qu’en pensent les partisans du mécanisme. De même que la chenille renferme le papillon, de même le papillon actuel renferme peut-être un animal futur différent, et bien supérieur. La palingénésie est une doctrine de la perfectibilité. La série des renaissances dont le germe incorruptible est le fil continu dessinera un mouvement ascendant qui correspond au plan théologique ou métaphysique à la sagesse de la Création. La proportionnalité des écarts entre les espèces se maintiendra à travers les changements internes à chaque espèce. Ainsi, l’homme « transporté alors dans un autre séjour plus assorti à l’éminence de ses Facultés », cédera la première place au singe ou à l’éléphant ; et « il pourra donc se trouver chez les Singes ou les Éléphants des Newtons et des Leibnitz ; chez les Castors, des Perraults et des Vaubans, etc. » (p. 155). Le perfectionnement moral de l’homme n’est pas une récompense divine, mais le résultat d’un processus immanent aux lois de développement qui règlent le système de la Nature. Car l’Univers est « un système immense de rapports » et « ces rapports sont déterminés réciproquement les uns par les autres ». Nul arbitraire dans le passage de l’état passé à l’état futur, mais un enchaînement conséquent.
On aura reconnu dans cette cosmologie l’inspiration leibnizienne dont Bonnet ne fait pas mystère. Toutefois, Bonnet tient à affirmer son originalité en soulignant cette différence : Leibniz applique l’hypothèse de « l’enveloppement » au « corps actuel » (p. 218), au lieu de concevoir un germe indestructible comme lieu de la personnalité logé dans le corps actuel. Bonnet, là encore, nous surprend, en contournant ce qui constituait à la fois le noyau de la théorie leibnizienne et l’élément le plus stimulant de la reprise préformationniste, à savoir l’hypothèse des monades. En fait, on peut peut-être, de cet embarras, tirer quelques précisions sur la pensée de Bonnet. Tout se passe en effet comme si les arguments allégués par lui pour défendre son originalité convergeaient vers cette lecture de Leibniz : ou bien « l’enveloppement » est un principe physique, et il ne peut concerner dans l’optique leibnizienne que le corps actuel (non le germe qui est en lui), ou bien il concerne des entités métaphysiques (les monades) et c’est alors la nature proprement corporelle des germes qui est méconnue.
C’est même ce principe corporel d’individuation qui guide Bonnet dans sa tentative - pour le moins hardie - de conciliation de sa théorie avec l’Évangile. Des trois procédures possibles par lesquelles la « personnalité » se conserve après la mort physique : a) action divine immédiate sur l’âme, b) création d’un corps adapté à la mémoire antérieure, ou c) inclusion dans le cerveau actuel d’un autre cerveau recevant les impressions du premier et capable de se développer dans une vie future, Bonnet retient la troisième comme la plus conforme à « la marche de la Nature » (p. 395). Ce sont des « fibres » qui lient l’état futur de l’homme à son état passé (p. 400). Plus loin dans le texte Bonnet pousse la perfectibilité de l’homme jusqu’à doter celui-ci d’un « corps spirituel », oxymore justifié comme suit : le corps animal correspondait au monde matériel dans lequel nous vivons, mais un monde différent appelle une constitution spirituelle, selon un principe évident d’harmonie (p. 621 sqq.). Le caractère exemplaire du Christ et sa Résurrection plaident en faveur de cette interprétation –une interprétation rationnelle - pourvu que l’on transcrive les témoignages dans les termes d’un discours informé qui était inaccessible aux hommes de l’Antiquité. Les passages sur les témoignages bibliques, longs et redondants, servent en définitive de support à une théologie naturelle qui se termine sur ces mots : « Il y aura un Flux perpétuel de tous les Individus vers une plus grande perfection ou un plus grand bonheur ; car un degré de perfection acquis conduira par lui-même à un autre degré. Et parce que la distance du Créé à l’Incréé, du Fini à l’Infini est infinie, ils tendront continuellement vers la Suprême Perfection sans jamais y atteindre » (p. 640).
Toutefois, ces derniers mots ne sont pas ceux de la Conclusion. La dernière page sectionne d’un coup le lien démonstratif qui cousait le discours depuis le début. L’invocation se coule dans une expression vivante et exaltée, rythmée par une inspiration quasi mystique. « Transportés de joie, de gratitude et d’admiration, nous nous prosternons au pied du Trône de notre Bienfaiteur…nous nous écrions notre Père !...notre Père !...nous…Saisissez la vie éternelle ». Comment interpréter, comment recevoir cette dernière parole ? Les héritages seront multiples : de Ballanche à Renouvier, la « palingénésie » s’inscrit dans le circuit des utopies et des téléologies du dix-neuvième siècle en suivant des parcours divergents. L’histoire de ces reprises, qui passe aussi par le contexte sociopolitique du dix-neuvième siècle, reste à écrire. Il est assez clair par ailleurs qu’une telle enquête, poursuivie jusqu’à nos jours tant chez les romanciers que chez les philosophes, nous apprendrait beaucoup sur les utopies généticiennes, lesquelles s’apparentent encore formellement - parfois de très près - à cette « palingénésie ».