Philosophie

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{{Dominique Catteau, {Comprendre la grande philosophie européenne}, (Publibook, Paris, 2006).}} {Compte rendu critique d’Alain Panero, professeur de philosophie au lycée Michelis à Amiens.} Dans son dernier livre publié chez Publibook en mai 2006 et intitulé {Comprendre la grande philosophie européenne}, Dominique Catteau s’attelle à une tâche pour le moins difficile sinon périlleuse : il s’agit de présenter à un large public le meilleur d’un patrimoine philosophique propre à l’Europe. Exercice difficile car on sait bien qu’un livre de philosophie sur la philosophie, fût-il fort bien fait, n’a que peu de chance de toucher un large public, sauf si son auteur est déjà connu ou reconnu, ou - ce qui aujourd’hui revient souvent au même - « passe à la télévision ». La toute première remarque que nous pourrions ainsi faire à Dominique Catteau est la suivante : pourquoi ne pas avoir publié un pur et simple manuel de philosophie qui aurait pu rencontrer plus naturellement un large public, à savoir celui des lycéens et des étudiants ? Mais justement, qu’on le regrette ou non, l’auteur n’entend pas donner ici un manuel de philosophie. Non pas qu’un tel manuel soit plus facile ou plus difficile à réaliser, mais tout simplement parce que la visée pédagogique, éducative et même politique de Comprendre la grande philosophie européenne n’est pas la même que celle d’un ouvrage scolaire. C’est, si l’on peut dire, une question d’état d’esprit. Il ne s’agit certes pas de s’opposer aux manuels habituels (dont l’utilité et le mérite sont évidemment incontestables) mais de construire un objet différent, de proposer une autre approche. Il s’agit d’aller à l’essentiel. Grâce à Catteau, nous avons enfin le droit de nous dispenser du fastidieux passage en revue de tous les philosophes des programmes scolaires ou universitaires, non pas au nom d’une certaine paresse intellectuelle ou d’un quelconque subjectivisme, mais plutôt au nom de la culture elle-même, au nom de ce qui fait le cœur de la culture véritable : nous pouvons nous dispenser de tout sauf de l’essentiel, de ce que l’auteur appelle ici « les grands philosophes » (p. 27) et « les grandes idées européennes » (p. 39). Et c’est bien cette expérience fondatrice que Comprendre la grande philosophie européenne entend nous communiquer et surtout nous faire pleinement partager. Mais l’exercice est périlleux. D’où la nécessité de saisir d’emblée l’intention profonde de l’auteur. L’auditeur de Socrate, lui, ne pouvait pas ne pas entendre ce que ce taon de Socrate voulait finalement lui faire entendre. Mais le lecteur solitaire de Catteau, par définition toujours libre de ne lire que ce qu’il a envie de lire, pourrait bien faire des contresens. « Je ne traiterai que des auteurs que j’aurai choisis », écrit l’auteur p. 10. Ou encore, p. 30, « les hauts et les bien placés, les carriéristes et les profiteurs m’inspirent quelque chose comme un soupçon de principe ». De telles formules, malgré toutes les précautions prises pour ne pas les extraire de leur contexte, malgré leur patiente explicitation, pourraient irriter, passer pour des aphorismes plus ou moins prétentieux, ou alors sembler ambiguës, tantôt trop élitistes, tantôt démagogiques, permettre de curieuses interprétations, d’étranges mouvements de balancier de la plus extrême subjectivité à la plus extrême objectivité, bref autoriser des renversements inattendus. En fait, et malgré ce que laissait peut-être penser la quatrième de couverture, la formation philosophique n’est pas pour Catteau un long fleuve tranquille. Il ne s’agit pas de rédiger, en professeur blasé ou père tranquille, un abrégé de philosophie à l’usage d’enfants dociles ou d’honnêtes citoyens. Il s’agit plutôt, à un moment ou à un autre, de renvoyer l’élève, le citoyen ou pourquoi pas le disciple à leur propre liberté, de les forcer à assumer ce face à face avec eux-mêmes, quitte à ce qu’ils prennent conscience de leur médiocrité, c’est-à-dire de leur goût irrépressible pour les petites choses. Autrement dit, l’auteur de Comprendre la grande philosophie européenne se met à la portée du non spécialiste mais sans concessions. Ici le compromis n’est jamais compromission (voir en ce sens les propos stimulants plus ou moins subversifs, p. 10-11, p. 30, p. 58-59, p.100). Le professeur de philosophie accompagne bien son lecteur pas à pas (notamment en faisant progressivement plusieurs séries de délimitations très éclairantes : 1°) philosophie/religion/science ; 2°) les grands philosophes/les petits ; 3°) philosophie/progrès. 4°) la mentalité grecque/la tradition juive/la mentalité médiévale/la mentalité moderne, avant de présenter chronologiquement une quinzaine de grands philosophes, de Pythagore à Nietzsche) mais pour le suivre, le lecteur doit tout de même fournir un minimum d’effort : il ne s’agit pas d’être purement passif comme devant la télévision mais de s’approprier, chacun suivant son rythme propre, une idée puis une autre, et ainsi de suite. Et il n’y a pas d’urgence : penser prend du temps et c’est justement le miracle du livre de pouvoir être ouvert et fermé à volonté, de pouvoir superposer ainsi à la chronologie sociale une temporalité plus riche. Qu’il me soit permis enfin de faire quelques remarques à propos de l’exigence de rigueur qui, à mes yeux, constitue et traverse singulièrement {Comprendre la grande philosophie européenne}. Je crois d’abord qu’on ne doit pas assimiler trop vite cette exigence à l’habituel idéal républicain d’instruction, mais qu’on ne saurait pas davantage la réduire prématurément à une sorte de posture nietzschéenne plus ou moins assumée ou fantasmée. Ni « républicaine » ni nietzschéenne, cette exigence serait, à mes yeux, d’un autre ordre. Il s’agirait ici d’une exigence ou, pour mieux dire, d’une nécessité proprement esthétique ou artistique qu’on pourrait assimiler à une sorte de classicisme, ou pour le dire d’une façon plus ou moins heureuse, à un goût de la grandeur humaine. Autrement dit, tout se passe comme si Dominique Catteau, plus kantien et transcendantaliste qu’il ne l’imagine, cherchait à aller à l’essentiel au nom d’un jugement supérieur de goût (qui n’est évidemment pas un simple jugement de goût empirique), comme si dans le champ de l’histoire des idées, seule l’universalité sans concept d’un jugement réfléchissant nous permettait finalement de nous orienter. L’histoire des idées se confondrait alors à plus ou moins long terme avec l’histoire de l’art, et l’éducation philosophique avec une éducation artistique. Or, s’il est tout à fait clair qu’il convient d’élargir sans cesse les cadres d’une conceptualité étriquée et normative, il reste permis de se demander s’il convient pour autant d’« esthétiser », de transcendantaliser en termes de Grand et de Petit, l’histoire des idées ou la philosophie européenne, fût-ce pour les sauver d’elles-mêmes. D’où une dernière question : à travers la volonté catteauienne de restituer l’essence de la philosophie, de n’en retenir que la subtile quintessence, ne peut-on pas soupçonner une tout autre volonté, quasi testamentaire, celle d’en finir, une bonne fois pour toutes avec la philosophie, de la transmettre le mieux possible pour ne plus avoir à y revenir, pour que la chose soit faite, la dette payée et que l’on puisse passer à autre chose, à l’art peut-être ? Quoi qu’il en soit, on voit que {Comprendre la grande philosophie européenne} donne à penser. Il y a dans ce texte un je ne sais quoi que n’ont peut-être pas d’autres ouvrages comme ceux de Luc Ferry ({Apprendre à vivre : Traité de philosophie à l'usage des jeunes générations}) ou de Jostein Gaarder ({Le monde de Sophie}). Cet ouvrage qui se présente explicitement comme une sorte d’ouvrage d’initiation à la portée de tous finit par créer un trouble tant l’ambition initiale, celle de philosopher vraiment, apparaît intempestive. Disons que c’est le livre d’un homme qui sait ce qu’il veut, qui, loin de tout pédagogisme à la mode, sait ce qu’enseigner veut dire, qui sait quelle vie il désire.

Catteau, Dominique : Comprendre la grande philosophie européenne

Compte rendu d’Alain Panéro.

Dominique Catteau, Comprendre la grande philosophie européenne,
(Publibook, Paris, 2006).

Compte rendu critique d’Alain Panero, professeur de philosophie au lycée Michelis à Amiens.

Dans son dernier livre publié chez Publibook en mai 2006 et intitulé Comprendre la grande philosophie européenne, Dominique Catteau s’attelle à une tâche pour le moins difficile sinon périlleuse : il s’agit de présenter à un large public le meilleur d’un patrimoine philosophique propre à l’Europe.

Exercice difficile car on sait bien qu’un livre de philosophie sur la philosophie, fût-il fort bien fait, n’a que peu de chance de toucher un large public, sauf si son auteur est déjà connu ou reconnu, ou - ce qui aujourd’hui revient souvent au même - « passe à la télévision ». La toute première remarque que nous pourrions ainsi faire à Dominique Catteau est la suivante : pourquoi ne pas avoir publié un pur et simple manuel de philosophie qui aurait pu rencontrer plus naturellement un large public, à savoir celui des lycéens et des étudiants ?

Mais justement, qu’on le regrette ou non, l’auteur n’entend pas donner ici un manuel de philosophie. Non pas qu’un tel manuel soit plus facile ou plus difficile à réaliser, mais tout simplement parce que la visée pédagogique, éducative et même politique de Comprendre la grande philosophie européenne n’est pas la même que celle d’un ouvrage scolaire. C’est, si l’on peut dire, une question d’état d’esprit. Il ne s’agit certes pas de s’opposer aux manuels habituels (dont l’utilité et le mérite sont évidemment incontestables) mais de construire un objet différent, de proposer une autre approche. Il s’agit d’aller à l’essentiel. Grâce à Catteau, nous avons enfin le droit de nous dispenser du fastidieux passage en revue de tous les philosophes des programmes scolaires ou universitaires, non pas au nom d’une certaine paresse intellectuelle ou d’un quelconque subjectivisme, mais plutôt au nom de la culture elle-même, au nom de ce qui fait le cœur de la culture véritable : nous pouvons nous dispenser de tout sauf de l’essentiel, de ce que l’auteur appelle ici « les grands philosophes » (p. 27) et « les grandes idées européennes » (p. 39). Et c’est bien cette expérience fondatrice que Comprendre la grande philosophie européenne entend nous communiquer et surtout nous faire pleinement partager.

Mais l’exercice est périlleux. D’où la nécessité de saisir d’emblée l’intention profonde de l’auteur. L’auditeur de Socrate, lui, ne pouvait pas ne pas entendre ce que ce taon de Socrate voulait finalement lui faire entendre. Mais le lecteur solitaire de Catteau, par définition toujours libre de ne lire que ce qu’il a envie de lire, pourrait bien faire des contresens. « Je ne traiterai que des auteurs que j’aurai choisis », écrit l’auteur p. 10. Ou encore, p. 30, « les hauts et les bien placés, les carriéristes et les profiteurs m’inspirent quelque chose comme un soupçon de principe ». De telles formules, malgré toutes les précautions prises pour ne pas les extraire de leur contexte, malgré leur patiente explicitation, pourraient irriter, passer pour des aphorismes plus ou moins prétentieux, ou alors sembler ambiguës, tantôt trop élitistes, tantôt démagogiques, permettre de curieuses interprétations, d’étranges mouvements de balancier de la plus extrême subjectivité à la plus extrême objectivité, bref autoriser des renversements inattendus.

En fait, et malgré ce que laissait peut-être penser la quatrième de couverture, la formation philosophique n’est pas pour Catteau un long fleuve tranquille. Il ne s’agit pas de rédiger, en professeur blasé ou père tranquille, un abrégé de philosophie à l’usage d’enfants dociles ou d’honnêtes citoyens. Il s’agit plutôt, à un moment ou à un autre, de renvoyer l’élève, le citoyen ou pourquoi pas le disciple à leur propre liberté, de les forcer à assumer ce face à face avec eux-mêmes, quitte à ce qu’ils prennent conscience de leur médiocrité, c’est-à-dire de leur goût irrépressible pour les petites choses.
Autrement dit, l’auteur de Comprendre la grande philosophie européenne se met à la portée du non spécialiste mais sans concessions. Ici le compromis n’est jamais compromission (voir en ce sens les propos stimulants plus ou moins subversifs, p. 10-11, p. 30, p. 58-59, p.100). Le professeur de philosophie accompagne bien son lecteur pas à pas (notamment en faisant progressivement plusieurs séries de délimitations très éclairantes : 1°) philosophie/religion/science ; 2°) les grands philosophes/les petits ; 3°) philosophie/progrès. 4°) la mentalité grecque/la tradition juive/la mentalité médiévale/la mentalité moderne, avant de présenter chronologiquement une quinzaine de grands philosophes, de Pythagore à Nietzsche) mais pour le suivre, le lecteur doit tout de même fournir un minimum d’effort : il ne s’agit pas d’être purement passif comme devant la télévision mais de s’approprier, chacun suivant son rythme propre, une idée puis une autre, et ainsi de suite. Et il n’y a pas d’urgence : penser prend du temps et c’est justement le miracle du livre de pouvoir être ouvert et fermé à volonté, de pouvoir superposer ainsi à la chronologie sociale une temporalité plus riche.

Qu’il me soit permis enfin de faire quelques remarques à propos de l’exigence de rigueur qui, à mes yeux, constitue et traverse singulièrement Comprendre la grande philosophie européenne.
Je crois d’abord qu’on ne doit pas assimiler trop vite cette exigence à l’habituel idéal républicain d’instruction, mais qu’on ne saurait pas davantage la réduire prématurément à une sorte de posture nietzschéenne plus ou moins assumée ou fantasmée. Ni « républicaine » ni nietzschéenne, cette exigence serait, à mes yeux, d’un autre ordre. Il s’agirait ici d’une exigence ou, pour mieux dire, d’une nécessité proprement esthétique ou artistique qu’on pourrait assimiler à une sorte de classicisme, ou pour le dire d’une façon plus ou moins heureuse, à un goût de la grandeur humaine. Autrement dit, tout se passe comme si Dominique Catteau, plus kantien et transcendantaliste qu’il ne l’imagine, cherchait à aller à l’essentiel au nom d’un jugement supérieur de goût (qui n’est évidemment pas un simple jugement de goût empirique), comme si dans le champ de l’histoire des idées, seule l’universalité sans concept d’un jugement réfléchissant nous permettait finalement de nous orienter. L’histoire des idées se confondrait alors à plus ou moins long terme avec l’histoire de l’art, et l’éducation philosophique avec une éducation artistique.

Or, s’il est tout à fait clair qu’il convient d’élargir sans cesse les cadres d’une conceptualité étriquée et normative, il reste permis de se demander s’il convient pour autant d’« esthétiser », de transcendantaliser en termes de Grand et de Petit, l’histoire des idées ou la philosophie européenne, fût-ce pour les sauver d’elles-mêmes.

D’où une dernière question : à travers la volonté catteauienne de restituer l’essence de la philosophie, de n’en retenir que la subtile quintessence, ne peut-on pas soupçonner une tout autre volonté, quasi testamentaire, celle d’en finir, une bonne fois pour toutes avec la philosophie, de la transmettre le mieux possible pour ne plus avoir à y revenir, pour que la chose soit faite, la dette payée et que l’on puisse passer à autre chose, à l’art peut-être ?

Quoi qu’il en soit, on voit que Comprendre la grande philosophie européenne donne à penser. Il y a dans ce texte un je ne sais quoi que n’ont peut-être pas d’autres ouvrages comme ceux de Luc Ferry (Apprendre à vivre : Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations) ou de Jostein Gaarder (Le monde de Sophie). Cet ouvrage qui se présente explicitement comme une sorte d’ouvrage d’initiation à la portée de tous finit par créer un trouble tant l’ambition initiale, celle de philosopher vraiment, apparaît intempestive. Disons que c’est le livre d’un homme qui sait ce qu’il veut, qui, loin de tout pédagogisme à la mode, sait ce qu’enseigner veut dire, qui sait quelle vie il désire.

Mise à jour : 7 avril 2012