Philosophie

Vincent, Hubert : Éducation et scepticisme chez Montaigne ou pédantisme et exercice du jugement

Compte rendu de Laurent Fedi.

Hubert Vincent, Éducation et scepticisme chez Montaigne ou pédantisme et exercice du jugement (Paris, L’Harmattan, collection « Philosophie en commun », 1997).

Compte rendu de Laurent Fedi.

Ce livre propose une lecture de Montaigne dominée par la visée d’une application dans le champ des pratiques pédagogiques. Dans la première partie, Hubert Vincent analyse le pédantisme que Montaigne tournait en dérision, non pas comme une institution, mais comme une attitude qui nous guette chaque fois que nous nous fermons au libre exercice du jugement pour éviter d’en prendre le risque. Montaigne pose au fond la question de savoir non pas "si l’école rend libre, mais si la société est suffisamment libre pour permettre aux individus de s’émanciper de l’école" (p. 26). Valéry soulève un problème similaire lorsqu’il dénonce l’inaptitude du système des concours à former un homme de trente-cinq ans.

Dans la seconde partie, H.V. s’interroge sur la signification de l’exercice du jugement. Il interprète le scepticisme de Montaigne à la lumière d’un schéma d’alternance où la croyance et le doute, l’écrit et l’oral, la lecture et la conversation ne cessent de se relayer, déstabilisant les techniques coercitives de formation ou de "mise en forme". En défendant l’idée de relation partagée et d’initiatives communes, l’auteur des Essais anticipe Vygotsky, le théoricien de la "zone proximale de développement, dont le rayon est mesuré par la capacité de l’enfant d’apprendre avec l’adulte" (p. 181). Parfois, l’enseignant se contentera de "suivre" l’enfant. H.V. dissèque ce qu’il nomme le "jeu de certaines expressions", comme "suivre", "avertir", "mettre en garde", au prix d’un discours par moments excessivement analytique. Il y décrypte des usages et des exercices où s’annonce un rapport de soi au monde qui ne se réduit ni au jeu ni au travail. H.V. suit l’évolution de la notion d"exercice" chez Rousseau, à une époque où l’on songe à préparer au "bon fonctionnement de la raison" (p. 270). Sur l’Emile, sa position est nuancée, car Rousseau, tout en reconnaissant à l’enfant un statut particulier, ne va pas jusqu’à "construire avec lui le sens d’une situation selon ses répliques" (p. 279).

Si le jugement est bien une possibilité permanente d’accueil, H.V. aurait pu, avec profit, poursuivre ses analyses en direction des philosophies réflexives et pluralistes, et rappeler que Léon Brunschvicg et Jean Wahl se référaient justement à Montaigne...

Nous concentrerons plutôt la discussion sur un point d’interprétation. Nous pensons que l’opération à partir de laquelle Montaigne décrit la compréhension de l’enfant fait intervenir ce que l’on appelle depuis Kant un "schème". C’est ainsi que, pour notre part, nous déchiffrons le texte suivant, cité aux pages 252-253 : "Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien. C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire". Plus qu’une métaphore, c’est l’indication du pouvoir de l’imagination de déployer une règle qui déterminera "notre intuition", comme dit Kant, "conformément à un certain concept en général". De ce point de vue, comprendre ce qu’est un chien, ce serait pour l’enfant pouvoir se représenter la figure d’un quadrupède sans se limiter à une forme ou à une famille particulière de chien.

D’autre part, Bergson, prononçant une conférence sur l’« effort intellectuel », encore un beau thème de pédagogie, définissait le « schéma dynamique » en disant : « Nous entendons par là que cette représentation contient moins les images elles-mêmes que l’indication de ce qu’il faut faire pour les reconstituer » (L’Énergie spirituelle, p. 161). Qu’en est-il de l’usage des « schèmes », entendus en ce sens (non structuraliste), dans les philosophies modernes de l’éducation et dans les théories de psychologie de l’enfant ? Il y avait là, peut-être, une source féconde de réflexions pédagogiques.

Mise à jour : 18 mai 2012