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{{Baldine Saint Girons : {Le Sublime de l’Antiquité à nos jours} (Desjonquères, Paris, 2005).}} {Compte rendu critique d’Alain Panero, professeur à Amiens.} Dès les premières lignes de son dernier livre, Baldine Saint Girons souligne la spécificité de l’histoire qu’elle entend retracer : « L’histoire du sublime est aussi ancienne que la philosophie et concerne, de nos jours, la plupart des disciplines qui la constituent » (p. 9). « Aussi ancienne que la philosophie », cela signifie que l’histoire du sublime est une discipline maîtresse, autonome, une discipline qui, précisément parlant, ne s’inscrit ni dans l’Histoire de la Philosophie ni dans l’Histoire de l’Art, même si ces différentes perspectives se recoupent d’une façon ou d’une autre. Il s’agit donc d’une histoire qui, si l’on peut dire, a son histoire propre, sa temporalité incomparable, une histoire au cœur d’une autre Histoire ou parallèle à une ou plusieurs autres histoires. Dès lors, s’il n’y a pas, en droit, de véritable concurrence entre, d’une part, l’Histoire de la philosophie dont l’objet est l’Être et l’Histoire de l’Art dont l’objet est le Beau, et, d’autre part, l’histoire du sublime, on pressent néanmoins la possibilité de certaines tensions. Car l’histoire du sublime apparaît d’abord comme un puissant outil théorique susceptible de valoir, contre les kantiens, comme une nouvelle Critique, une critique non kantienne réexaminant les limites de notre pouvoir de connaître, ou plutôt, les variations d’intensité des forces vives qui nous traversent. Non kantienne parce que l’approche ici n’est pas éternitariste : il ne peut être question de déterminer une fois pour toutes les conditions de possibilité d’une expérience ou d’une « ouverture à l’être » qui, de fait, déjoue tout arraisonnement. La gageure est plutôt de penser historiquement, ou “historialement”, l’établissement et la dissolution des conditions de toute expérience possible, la temporalité du départ entre le conditionné et l’inconditionné. Autrement dit, la transcendantalité devient ici mouvante, d’une mouvance qui a surtout à voir avec le flux imprévisible d’un langage créateur de sens, ce qui suppose de rompre avec nos habitudes de pensée : « le sublime confronte la philosophie aux limites de ses pouvoirs et nous découvre certains modes d’opération de l’insaisissable par une étude précise des signifiants du saisissement et du dessaisissement » (p. 10). Ensuite - deuxième source possible de tensions -, seule l’histoire du sublime permettrait de fonder une tout autre sagesse ou éducation, comme cela sera dit explicitement dans la Conclusion de l’ouvrage : « Il serait temps, en effet, de rendre au sublime la place qui lui revient dans notre système éducatif - celle qu’il avait dans les “humanités”, au sens humanisant ou génialisant du terme » (p. 184). Bref, comme on le voit, l’histoire du sublime n’a rien d’une histoire mineure, et Le Sublime de l’Antiquité à nos jours a bel et bien pour ambition de nous proposer, au risque de chambouler notre échelle de valeurs, une autre façon de philosopher. Mais comment légitimer une telle approche ? Qui est en droit de faire l’histoire du sublime ? Et le sublime, ce sur quoi porte une telle histoire, peut-il vraiment être exhibé, raconté ? Le sublime n’excède-t-il pas tout récit, toute restitution ? En d’autres termes, l’histoire du sublime, au nom de son ambition même, ne risque-t-elle pas de n’être qu’une fiction de plus, une nouvelle façon pour les philosophes de se raconter des histoires ? Ou, pour le dire brutalement, l’histoire du sublime ne serait-elle pas surtout le grand roman de Baldine Saint Girons ? Ce qui est sûr, comme le montrent les deux cents pages de l’ouvrage et l’abondante bibliographie, c’est que l’expérience du sublime n’est pas un simple rêve ou une sorte d’autosuggestion. L’expérience du sublime est effective, elle a eu lieu et a encore lieu aujourd’hui ; elle est douée d’une certaine universalité : elle peut être dite, communiquée et sans doute partagée ; elle est véhiculée par divers canaux artistiques (« L’art prête existence au sublime », p. 10) ; elle a ses historiens dont les plus célèbres sont Longin (« le plus grand de tous », p. 9), Vico, Burke et aussi Kant. Autre certitude ou probabilité valant comme telle : l’histoire du sublime est l’histoire de l’oubli ou du recouvrement du sublime (qui se traduit aussi par une éclipse des théories du sublime, comme ce fut le cas pour le Traité du Sublime de Longin). Il s’agit donc bien de dépasser l’opposition caricaturale d’une histoire majeure et d’une histoire mineure pour penser une historicité plus complexe, celle de l’effacement, de la négation ou du déni de l’expérience du sublime. L’historien du sublime doit alors se faire archéologue, phénoménologue, sémiologue voire psychanalyste. Car il n’est guère facile de dire où commence et où finit la reconnaissance du sublime et sa méconnaissance. En tout cas, si l’on suit l’auteur dans son premier chapitre intitulé « L’éducation au sublime : de Platon à Longin », il n’est pas interdit de penser que l’expérience sui generis du sublime donne le coup d’envoi de notre histoire proprement philosophique, d’une histoire qui nous somme de nous dépasser, sans pour autant que cette « élévation de l’humanité au-dessus d’elle-même » (p. 17) procède d’un commandement de type religieux. Tout partirait d’une expérience du sublime et le fameux étonnement philosophique (l’événement de la conversion philosophique dans l’allégorie de la caverne du livre VII de la République de Platon) ne serait, en vérité, qu’un avatar de l’expérience absolument originaire du sublime. Autant dire que la théorie platonicienne des Idées qui promet, au prix d’une dialectique bien réglée, la vision des essences élimine, malgré les apparences, l’événement du sublime en tant que tel, c’est-à-dire cet événement inanticipable qui opère, indépendamment de toute programmation onto-logique, le passage imprévisible du clos à l’ouvert, du dressage à l’éducation. Dans le même ordre d’idées, si l’expérience du sublime a initialement à voir avec celle du tragique, force est de constater que, malgré les apparences, Aristote recouvre ou évacue lui aussi, avec sa théorie de la catharsis dans La Poétique, l’élément proprement inassimilable et irréductible du sublime. Toujours est-il que la réhabilitation du sublime en tant que tel, le sublime dans sa pureté en tant, si l’on peut dire, qu’il n’est pas de l’ordre de l’essence et de l’immutabilité, suppose une rupture avec l’ontologie traditionnelle. L’histoire du sublime n’est pas écrite, de toute éternité, dans un ciel transcendant. Fondateur du symbolique et de l’Histoire humaine (de la Culture), l’événement de l’expérience du sublime, de ce ravissement, de ce rapt, de cet insaisissable qui nous saisit, et par là même nous dessaisit de nous-mêmes, n’est pas réductible à une quelconque Forme ou Essence éternelle. Il n’y a pas de paradigme du sublime, pas de Sublime avec un S majuscule, ce qui permet d’ailleurs de comprendre pourquoi « le sublime ne saurait se réduire à une simple catégorie esthétique » (p. 184), ni maintenant ni jamais. L’expérience du sublime n’est pas reproductible à volonté mais déjoue toute stratégie ; elle de l’ordre du kairos, de l’Occasion à saisir qui déjà, le temps d’en saisir le sens, est passée. Et elle n’est pas non plus de l’ordre de l’utopie ou de l’idéal régulateur : « Tout l’effort du présent livre sera de lutter contre la confusion du sublime avec un idéal déterminé devenu pleinement appropriable » (p. 18). Quoi qu’il en soit, c’est à un travail patient et méritoire de déchiffrement de nos émotions fortes que se livre Baldine Saint Girons dans les neuf chapitres de son livre. Le plan de l’ouvrage, d’allure conventionnelle (sont successivement étudiées différentes notions de sublime : antique, chrétien, héroïque, terrible, romantique, moderne, contemporain) ne définit pas seulement les étapes d’une évolution ou d’une dialectique dont il suffirait, après coup, à l’instar de la chouette de Hegel, de prendre acte en reconstruisant les choses plus ou moins objectivement. Si, dans un but pédagogique, l’auteur inscrit son propos dans un cadre chronologique nettement repérable, sa description du sublime ne peut pas être, d’un point de vue rigoureusement phénoménologique, strictement chronologique : les différents chapitres décrivent plutôt différents Instants, différents moments sans doute continus mais pourtant indéductibles, d’une expérience privilégiée et rare qui implique, à chaque fois, une refondation de notre vision du monde et une véritable révolution dans l’ordre de l’imaginaire et du symbolique. Précisons que dans les trois derniers chapitres, l’auteur se risque dans une entreprise plus ou moins périlleuse, d’inspiration psychanalytique, qui est de proposer dès à présent un décryptage du sublime moderne et même contemporain, ou plus exactement, de proposer de nouveaux outils théoriques en vue d’un tel décryptage : « Chez Vico comme dans la psychanalyse, le rôle central est donné à des signifiants qui produisent des effets structurants, indépendamment de la compréhension que je puis en avoir. La révolution épistémologique produite par Vico est de partir non d’un donné sensoriel ou idéel, comme tel invérifiable, non du sentiment cartésien d’évidence, finalement évanouissable comme tout sentiment, mais d’universaux fantastiques qui, eux, sont des phénomènes attestés de langage, des fictions produites par l’homme et, de ce fait, analysables par lui. Cette révolution, la psychanalyse en découvre le fondement : le langage n’institue pas seulement le sujet ; il le clive de façon irréductible » (p. 163). On pressent ici qu’il s’agit de poursuivre, par d’autres moyens, le travail de Longin qui aurait réussi, avant l’heure, en opposant « avec une grande vigueur spéculative une théorie du logos créateur à la métaphysique dogmatique » (p. 29) à subvertir toute onto-théologie et à proposer une conception non platonicienne de la participation (cf. le chapitre 1, p. 31-35), c’est-à-dire, au fond, à rompre avec le modèle d’une vérité comme adéquation (adéquation de la pensée à la chose, de l’expression à l’idée, de la copie au modèle, de mon esprit à l’Esprit). Toutefois, le lecteur, confronté ici à un propos difficile car exigeant, ne peut manquer de se demander finalement de quel discours relève le sublime ou quel langage produit ou abrite, en son sein, le sublime ? Certes, il est tout à fait clair - inutile d’y insister - que le sublime n’est pas à confondre avec le « style sublime » (Cf. dans le chapitre III, p. 61-63 le rôle de Boileau qui a contribué à cette émancipation du sublime en arrachant « explicitement le sublime aux catégories de la rhétorique »). Mais il est tout aussi clair que l’événement du sublime, de par son indéductibilité, ne saurait être “domestiqué” et devenir un simple signe dans un discours, fût-il philosophique, psychanalytique, ethnologique ou artistique. Autrement dit, on peut bien essayer de se dire à soi-même et de dire aux autres ce qu’est l’expérience du sublime, tout comme le musicien ou le peintre peut bien exprimer le sublime, mais il est clair que si la retranscription de l’événement du sublime est, en tant que telle, signifiante (et peut même faire signe vers une expérience toujours nouvelle, différente et inimitable qu’il nous incomberait de faire pour notre propre compte dans une durée strictement singulière), il n’y a pas, comme le dit Baldine Saint Girons dans un autre livre, de « formule du sublime ». En d’autres termes, le sublime devenu signe, le sublime incarné dans du signifiant, dans du langage, n’est plus l’événement du sublime en tant que tel. Ici la traduction est trahison. Le sublime restitué n’est plus qu’une trace qui d’ailleurs s’efface déjà. Autrement dit, la question résiduelle que le lecteur paraît en droit de poser est la suivante : l’événement du sublime qui échappe à tout savoir et dont on ne saurait évidemment jamais forger de signifié peut-il même être recueilli dans l’ordre du signifiant ? Et ce qui est alors recueilli nous dit-il quelque chose, fût de façon analogique ou même négative, de cet événement ? Si l’on répond que l’expérience du sublime peut s’incarner d’une façon ou d’une autre, qu’au moment même du jaillissement d’un logos créateur, le sujet est davantage saisi qu’il n’est dessaisi, alors il convient de définir ce véhicule du sublime : s’agit-il des théories esthétiques naissantes, des signifiants naissants que sont les œuvres d’art, des images prototypales d’une synthèse pure de l’imagination, du tout premier acte de la reconnaissance de l’Esprit par lui-même, ou alors d’un tout premier frayage ou d’une sublimation d’ordre inconscient, etc. ? Ce qui se dirait alors, sous une forme ou une autre, c’est, d’un certain point de vue, une absence, un manque mais aussi paradoxalement une nouvelle présence, une autre façon d’être là : en effet, la vie d’avant l’expérience du sublime ne pouvant plus être vécue comme avant, une existence tout autre - qui est pourtant la même aux yeux des autres - nous est donnée. Ce qui peut alors fonder une philosophie, une éducation ou une pratique artistique ou critique qui est un nouvel art de vivre. Mais si l’on répond que l’expérience du sublime ne saurait jamais être retranscrite en tant que telle, c'est-à-dire dans sa temporalité inimitable et incomparable, le sujet de cette expérience doit, qu’il le veuille ou non, assumer une perte pure : ce qui a eu lieu est définitivement perdu et la trace ou l’effet de cet événement qu’est le bouleversement parfois désagréable de sa vie (qu’on songe au prisonnier sortant douloureusement de la caverne et découvrant un tout autre monde) et la restructuration de son monde (de sa relation à lui-même, aux autres et à l’univers), cet effet incontestablement concret et signifiant (même si le signifiant ne saurait avoir de signification claire) ne dit rien. Autrement dit, l’expérience du sublime apparaît bien, d’un certain point de vue, signifiante mais, en vérité, ce signifiant tient lieu d’un signifiant toujours manquant. Dans le premier cas, c’est l’événement du sublime qui manque ; dans le second cas manque jusqu’au signifiant même de cet événement. Dans les deux cas, c’est le statut de toute expression, de tout langage (et de l’art en tant qu’il s’agit bien d’un langage) qui est en jeu : parle-t-on pour « retenir le sublime », pour évoquer continûment, fût-ce de façon toujours négative et avec des signifiants résolument inexplicables, un événement qui échappe à tout arraisonnement, ou parle-t-on pour conjurer l’impossibilité d’inventer ne fût-ce qu’un seul signifiant durable ? Sur ce point qui n’appelle bien entendu aucune réponse immédiate ou a priori, Baldine Saint Girons - dont l’intention n’est jamais de céder à « la facilité d’un appel à l’ineffable » (p. 74) - laisse entendre que, de toute façon, il y a là un certain risque à assumer. Car il ne suffit pas de s’exprimer (parler, philosopher, peindre, etc.) pour créer des signifiants ni de désirer l’Autre pour le faire exister et se faire exister. Si l’expérience du sublime, qui ne dépend pas du sujet, est au cœur ou le cœur de tout procès de création, toute expression est essentiellement suspens, c’est-à-dire incertitude du résultat. Récapitulons. On peut dire qu’il y a quelque chose d’inactuel, voire d’intempestif, au sens de subversif, dans le propos de Baldine Saint Girons. Pour deux raisons. Premièrement, et contrairement à ce que laisse peut-être entendre le titre de l’ouvrage, Baldine Saint Girons propose surtout une histoire proprement philosophique du sublime. Ce qui veut dire qu’il ne s’agit jamais ici d’un pur et simple travail d’Histoire de l’Art. Certes, l’étudiant ou le professeur de philosophie qui ne connaît souvent qu’une sorte de b.a.-ba du sublime (le fameux sublime kantien qui nous révèle notre vocation suprasensible) apprendra beaucoup de choses qui relèvent bien de l’Histoire de l’Art ou d’une histoire des théories esthétiques. Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, qui reprend et prolonge certaines analyses de Fiat lux (la thèse de doctorat d’État de l’auteur), constitue une formidable mine d’informations sur la notion proprement artistique de sublime (Cf., par exemple, le travail philologique du chapitre III, la fine approche de la notion de tragédie ou encore l’exposé de la doctrine des cinq sens spirituels chez Origène). Mais, l’ambition de Baldine Saint Girons qui, si l’on peut dire, avance plus ou moins masquée est d’un autre ordre : il s’agit, sous couvert de considérations esthétiques apparemment très académiques, d’opérer une sorte de « virage » de la pensée ou dans la pensée puisque la question du sublime devient première tandis que la question traditionnelle de l’être s’y trouve alors annexée. Habituellement, le philosophe s’interroge sur l’être : qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce que l’étant ? L’être se dit-il en plusieurs sens ? L’être ou l’absolu est ainsi le maître mot de la philosophie, le commencement et la fin de toute investigation métaphysique, le centre autour duquel s’articule toute réflexion. Mais Baldine Saint Girons propose une sorte de contre-histoire de la philosophie (dans laquelle Longin et Burke jouent un rôle essentiel), voire de contre-métaphysique ou de « déplacement » de la question métaphysique (Qu’est-ce que le sublime ? Le sublime se dit-il en un ou plusieurs sens ?) : c’est l’expérience inconditionnée - mais en un sens non kantien - du sublime qui ouvre l’espace du langage et de l’humain et « conditionne » l’émergence d’une pensée de l’être mais aussi d’une existence digne de ce nom. L’histoire du sublime n’est plus alors la simple histoire des avatars d’une notion ou d’un sentiment au fil du temps de la création des œuvres ou des doctrines mais bel et bien l’« histoire » d’une ouverture à l’être (l’historialité), l’« histoire » d’une révélation, d’un Événement, d’un « saisissement » imprévisible et inanticipable qui instituent toute Histoire, et à vrai dire le Temps lui-même. Deuxièmement, en un temps où la philosophie des sciences et la philosophie analytique apparaissent comme l’alpha et l’oméga de toute réflexion sérieuse, essayer de constituer et d’imposer dans le champ des connaissances une philosophie du sublime semble pour le moins audacieux. Baldine Saint Girons ne prônerait-elle pas un certain retour à l’irrationalisme ? Si l’auteur s’en tenait « raisonnablement » ou « académiquement » à une Histoire de l’Art ou à un catalogue de théories esthétiques, le propos serait moins risqué : après tout, les philosophes des sciences sont les premiers à reconnaître qu’il faut rendre à la Science ce qui appartient à la Science et à l’Art ce qui appartient à l’Art. Mais, dans Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, Baldine Saint Girons - et il faut lui en savoir gré - entend bien secouer le joug d’une certaine pensée positive, d’un certain formalisme envahissant, en nous donnant les moyens de mieux penser ce qui constitue la transmutation du savoir en général en un acte personnel où il y va de notre être même : « le sublime nous fait éprouver que les certitudes de la science, si précieuses soient-elles, ne peuvent combler notre besoin de vérité » (p. 12). Ou encore, dans la Conclusion, p. 181 : « La science vise, en effet, à saisir l’insaisissable, mais ne se préoccupe pas d’en être saisie et tend à évacuer la singularité désirante de par son discours universel, autonome et anhistorique ». Concluons en disant qu’en une période où l’endurance de la pensée philosophique contemporaine s’essouffle, où le risque d’un retour à une scientificité pure et dure est aussi réel que celui d’une prolifération de micro-phénoménologies poétisantes (qui, à vouloir dire le Monde, finissent par en faire une nouvelle idole, et à vouloir dire le Temps recyclent paradoxalement tous les schèmes bien rodés des métaphysiques éternitaristes), Baldine Saint Girons se risque à proposer une troisième voie, un autre cheminement possible, ce qui est déjà beaucoup.

Saint Girons, Baldine : Le Sublime de l’Antiquité à nos jours

Compte rendu d’Alain Panéro.

Baldine Saint Girons : Le Sublime de l’Antiquité à nos jours
(Desjonquères, Paris, 2005).

Compte rendu critique d’Alain Panero, professeur à Amiens.

Dès les premières lignes de son dernier livre, Baldine Saint Girons souligne la spécificité de l’histoire qu’elle entend retracer : « L’histoire du sublime est aussi ancienne que la philosophie et concerne, de nos jours, la plupart des disciplines qui la constituent » (p. 9). « Aussi ancienne que la philosophie », cela signifie que l’histoire du sublime est une discipline maîtresse, autonome, une discipline qui, précisément parlant, ne s’inscrit ni dans l’Histoire de la Philosophie ni dans l’Histoire de l’Art, même si ces différentes perspectives se recoupent d’une façon ou d’une autre. Il s’agit donc d’une histoire qui, si l’on peut dire, a son histoire propre, sa temporalité incomparable, une histoire au cœur d’une autre Histoire ou parallèle à une ou plusieurs autres histoires.

Dès lors, s’il n’y a pas, en droit, de véritable concurrence entre, d’une part, l’Histoire de la philosophie dont l’objet est l’Être et l’Histoire de l’Art dont l’objet est le Beau, et, d’autre part, l’histoire du sublime, on pressent néanmoins la possibilité de certaines tensions.

Car l’histoire du sublime apparaît d’abord comme un puissant outil théorique susceptible de valoir, contre les kantiens, comme une nouvelle Critique, une critique non kantienne réexaminant les limites de notre pouvoir de connaître, ou plutôt, les variations d’intensité des forces vives qui nous traversent. Non kantienne parce que l’approche ici n’est pas éternitariste : il ne peut être question de déterminer une fois pour toutes les conditions de possibilité d’une expérience ou d’une « ouverture à l’être » qui, de fait, déjoue tout arraisonnement. La gageure est plutôt de penser historiquement, ou “historialement”, l’établissement et la dissolution des conditions de toute expérience possible, la temporalité du départ entre le conditionné et l’inconditionné. Autrement dit, la transcendantalité devient ici mouvante, d’une mouvance qui a surtout à voir avec le flux imprévisible d’un langage créateur de sens, ce qui suppose de rompre avec nos habitudes de pensée : « le sublime confronte la philosophie aux limites de ses pouvoirs et nous découvre certains modes d’opération de l’insaisissable par une étude précise des signifiants du saisissement et du dessaisissement » (p. 10).

Ensuite - deuxième source possible de tensions -, seule l’histoire du sublime permettrait de fonder une tout autre sagesse ou éducation, comme cela sera dit explicitement dans la Conclusion de l’ouvrage : « Il serait temps, en effet, de rendre au sublime la place qui lui revient dans notre système éducatif - celle qu’il avait dans les “humanités”, au sens humanisant ou génialisant du terme » (p. 184).

Bref, comme on le voit, l’histoire du sublime n’a rien d’une histoire mineure, et Le Sublime de l’Antiquité à nos jours a bel et bien pour ambition de nous proposer, au risque de chambouler notre échelle de valeurs, une autre façon de philosopher.

Mais comment légitimer une telle approche ? Qui est en droit de faire l’histoire du sublime ? Et le sublime, ce sur quoi porte une telle histoire, peut-il vraiment être exhibé, raconté ? Le sublime n’excède-t-il pas tout récit, toute restitution ? En d’autres termes, l’histoire du sublime, au nom de son ambition même, ne risque-t-elle pas de n’être qu’une fiction de plus, une nouvelle façon pour les philosophes de se raconter des histoires ? Ou, pour le dire brutalement, l’histoire du sublime ne serait-elle pas surtout le grand roman de Baldine Saint Girons ?

Ce qui est sûr, comme le montrent les deux cents pages de l’ouvrage et l’abondante bibliographie, c’est que l’expérience du sublime n’est pas un simple rêve ou une sorte d’autosuggestion. L’expérience du sublime est effective, elle a eu lieu et a encore lieu aujourd’hui ; elle est douée d’une certaine universalité : elle peut être dite, communiquée et sans doute partagée ; elle est véhiculée par divers canaux artistiques (« L’art prête existence au sublime », p. 10) ; elle a ses historiens dont les plus célèbres sont Longin (« le plus grand de tous », p. 9), Vico, Burke et aussi Kant.

Autre certitude ou probabilité valant comme telle : l’histoire du sublime est l’histoire de l’oubli ou du recouvrement du sublime (qui se traduit aussi par une éclipse des théories du sublime, comme ce fut le cas pour le Traité du Sublime de Longin). Il s’agit donc bien de dépasser l’opposition caricaturale d’une histoire majeure et d’une histoire mineure pour penser une historicité plus complexe, celle de l’effacement, de la négation ou du déni de l’expérience du sublime. L’historien du sublime doit alors se faire archéologue, phénoménologue, sémiologue voire psychanalyste. Car il n’est guère facile de dire où commence et où finit la reconnaissance du sublime et sa méconnaissance.

En tout cas, si l’on suit l’auteur dans son premier chapitre intitulé « L’éducation au sublime : de Platon à Longin », il n’est pas interdit de penser que l’expérience sui generis du sublime donne le coup d’envoi de notre histoire proprement philosophique, d’une histoire qui nous somme de nous dépasser, sans pour autant que cette « élévation de l’humanité au-dessus d’elle-même » (p. 17) procède d’un commandement de type religieux. Tout partirait d’une expérience du sublime et le fameux étonnement philosophique (l’événement de la conversion philosophique dans l’allégorie de la caverne du livre VII de la République de Platon) ne serait, en vérité, qu’un avatar de l’expérience absolument originaire du sublime. Autant dire que la théorie platonicienne des Idées qui promet, au prix d’une dialectique bien réglée, la vision des essences élimine, malgré les apparences, l’événement du sublime en tant que tel, c’est-à-dire cet événement inanticipable qui opère, indépendamment de toute programmation onto-logique, le passage imprévisible du clos à l’ouvert, du dressage à l’éducation.

Dans le même ordre d’idées, si l’expérience du sublime a initialement à voir avec celle du tragique, force est de constater que, malgré les apparences, Aristote recouvre ou évacue lui aussi, avec sa théorie de la catharsis dans La Poétique, l’élément proprement inassimilable et irréductible du sublime.

Toujours est-il que la réhabilitation du sublime en tant que tel, le sublime dans sa pureté en tant, si l’on peut dire, qu’il n’est pas de l’ordre de l’essence et de l’immutabilité, suppose une rupture avec l’ontologie traditionnelle. L’histoire du sublime n’est pas écrite, de toute éternité, dans un ciel transcendant. Fondateur du symbolique et de l’Histoire humaine (de la Culture), l’événement de l’expérience du sublime, de ce ravissement, de ce rapt, de cet insaisissable qui nous saisit, et par là même nous dessaisit de nous-mêmes, n’est pas réductible à une quelconque Forme ou Essence éternelle. Il n’y a pas de paradigme du sublime, pas de Sublime avec un S majuscule, ce qui permet d’ailleurs de comprendre pourquoi « le sublime ne saurait se réduire à une simple catégorie esthétique » (p. 184), ni maintenant ni jamais. L’expérience du sublime n’est pas reproductible à volonté mais déjoue toute stratégie ; elle de l’ordre du kairos, de l’Occasion à saisir qui déjà, le temps d’en saisir le sens, est passée. Et elle n’est pas non plus de l’ordre de l’utopie ou de l’idéal régulateur : « Tout l’effort du présent livre sera de lutter contre la confusion du sublime avec un idéal déterminé devenu pleinement appropriable » (p. 18).

Quoi qu’il en soit, c’est à un travail patient et méritoire de déchiffrement de nos émotions fortes que se livre Baldine Saint Girons dans les neuf chapitres de son livre. Le plan de l’ouvrage, d’allure conventionnelle (sont successivement étudiées différentes notions de sublime : antique, chrétien, héroïque, terrible, romantique, moderne, contemporain) ne définit pas seulement les étapes d’une évolution ou d’une dialectique dont il suffirait, après coup, à l’instar de la chouette de Hegel, de prendre acte en reconstruisant les choses plus ou moins objectivement. Si, dans un but pédagogique, l’auteur inscrit son propos dans un cadre chronologique nettement repérable, sa description du sublime ne peut pas être, d’un point de vue rigoureusement phénoménologique, strictement chronologique : les différents chapitres décrivent plutôt différents Instants, différents moments sans doute continus mais pourtant indéductibles, d’une expérience privilégiée et rare qui implique, à chaque fois, une refondation de notre vision du monde et une véritable révolution dans l’ordre de l’imaginaire et du symbolique.

Précisons que dans les trois derniers chapitres, l’auteur se risque dans une entreprise plus ou moins périlleuse, d’inspiration psychanalytique, qui est de proposer dès à présent un décryptage du sublime moderne et même contemporain, ou plus exactement, de proposer de nouveaux outils théoriques en vue d’un tel décryptage : « Chez Vico comme dans la psychanalyse, le rôle central est donné à des signifiants qui produisent des effets structurants, indépendamment de la compréhension que je puis en avoir. La révolution épistémologique produite par Vico est de partir non d’un donné sensoriel ou idéel, comme tel invérifiable, non du sentiment cartésien d’évidence, finalement évanouissable comme tout sentiment, mais d’universaux fantastiques qui, eux, sont des phénomènes attestés de langage, des fictions produites par l’homme et, de ce fait, analysables par lui. Cette révolution, la psychanalyse en découvre le fondement : le langage n’institue pas seulement le sujet ; il le clive de façon irréductible » (p. 163). On pressent ici qu’il s’agit de poursuivre, par d’autres moyens, le travail de Longin qui aurait réussi, avant l’heure, en opposant « avec une grande vigueur spéculative une théorie du logos créateur à la métaphysique dogmatique » (p. 29) à subvertir toute onto-théologie et à proposer une conception non platonicienne de la participation (cf. le chapitre 1, p. 31-35), c’est-à-dire, au fond, à rompre avec le modèle d’une vérité comme adéquation (adéquation de la pensée à la chose, de l’expression à l’idée, de la copie au modèle, de mon esprit à l’Esprit).

Toutefois, le lecteur, confronté ici à un propos difficile car exigeant, ne peut manquer de se demander finalement de quel discours relève le sublime ou quel langage produit ou abrite, en son sein, le sublime ? Certes, il est tout à fait clair - inutile d’y insister - que le sublime n’est pas à confondre avec le « style sublime » (Cf. dans le chapitre III, p. 61-63 le rôle de Boileau qui a contribué à cette émancipation du sublime en arrachant « explicitement le sublime aux catégories de la rhétorique »). Mais il est tout aussi clair que l’événement du sublime, de par son indéductibilité, ne saurait être “domestiqué” et devenir un simple signe dans un discours, fût-il philosophique, psychanalytique, ethnologique ou artistique. Autrement dit, on peut bien essayer de se dire à soi-même et de dire aux autres ce qu’est l’expérience du sublime, tout comme le musicien ou le peintre peut bien exprimer le sublime, mais il est clair que si la retranscription de l’événement du sublime est, en tant que telle, signifiante (et peut même faire signe vers une expérience toujours nouvelle, différente et inimitable qu’il nous incomberait de faire pour notre propre compte dans une durée strictement singulière), il n’y a pas, comme le dit Baldine Saint Girons dans un autre livre, de « formule du sublime ». En d’autres termes, le sublime devenu signe, le sublime incarné dans du signifiant, dans du langage, n’est plus l’événement du sublime en tant que tel. Ici la traduction est trahison. Le sublime restitué n’est plus qu’une trace qui d’ailleurs s’efface déjà.

Autrement dit, la question résiduelle que le lecteur paraît en droit de poser est la suivante : l’événement du sublime qui échappe à tout savoir et dont on ne saurait évidemment jamais forger de signifié peut-il même être recueilli dans l’ordre du signifiant ? Et ce qui est alors recueilli nous dit-il quelque chose, fût de façon analogique ou même négative, de cet événement ?

Si l’on répond que l’expérience du sublime peut s’incarner d’une façon ou d’une autre, qu’au moment même du jaillissement d’un logos créateur, le sujet est davantage saisi qu’il n’est dessaisi, alors il convient de définir ce véhicule du sublime : s’agit-il des théories esthétiques naissantes, des signifiants naissants que sont les œuvres d’art, des images prototypales d’une synthèse pure de l’imagination, du tout premier acte de la reconnaissance de l’Esprit par lui-même, ou alors d’un tout premier frayage ou d’une sublimation d’ordre inconscient, etc. ? Ce qui se dirait alors, sous une forme ou une autre, c’est, d’un certain point de vue, une absence, un manque mais aussi paradoxalement une nouvelle présence, une autre façon d’être là : en effet, la vie d’avant l’expérience du sublime ne pouvant plus être vécue comme avant, une existence tout autre - qui est pourtant la même aux yeux des autres - nous est donnée. Ce qui peut alors fonder une philosophie, une éducation ou une pratique artistique ou critique qui est un nouvel art de vivre.

Mais si l’on répond que l’expérience du sublime ne saurait jamais être retranscrite en tant que telle, c’est-à-dire dans sa temporalité inimitable et incomparable, le sujet de cette expérience doit, qu’il le veuille ou non, assumer une perte pure : ce qui a eu lieu est définitivement perdu et la trace ou l’effet de cet événement qu’est le bouleversement parfois désagréable de sa vie (qu’on songe au prisonnier sortant douloureusement de la caverne et découvrant un tout autre monde) et la restructuration de son monde (de sa relation à lui-même, aux autres et à l’univers), cet effet incontestablement concret et signifiant (même si le signifiant ne saurait avoir de signification claire) ne dit rien. Autrement dit, l’expérience du sublime apparaît bien, d’un certain point de vue, signifiante mais, en vérité, ce signifiant tient lieu d’un signifiant toujours manquant.

Dans le premier cas, c’est l’événement du sublime qui manque ; dans le second cas manque jusqu’au signifiant même de cet événement. Dans les deux cas, c’est le statut de toute expression, de tout langage (et de l’art en tant qu’il s’agit bien d’un langage) qui est en jeu : parle-t-on pour « retenir le sublime », pour évoquer continûment, fût-ce de façon toujours négative et avec des signifiants résolument inexplicables, un événement qui échappe à tout arraisonnement, ou parle-t-on pour conjurer l’impossibilité d’inventer ne fût-ce qu’un seul signifiant durable ?

Sur ce point qui n’appelle bien entendu aucune réponse immédiate ou a priori, Baldine Saint Girons - dont l’intention n’est jamais de céder à « la facilité d’un appel à l’ineffable » (p. 74) - laisse entendre que, de toute façon, il y a là un certain risque à assumer. Car il ne suffit pas de s’exprimer (parler, philosopher, peindre, etc.) pour créer des signifiants ni de désirer l’Autre pour le faire exister et se faire exister. Si l’expérience du sublime, qui ne dépend pas du sujet, est au cœur ou le cœur de tout procès de création, toute expression est essentiellement suspens, c’est-à-dire incertitude du résultat.

Récapitulons. On peut dire qu’il y a quelque chose d’inactuel, voire d’intempestif, au sens de subversif, dans le propos de Baldine Saint Girons.
Pour deux raisons.
Premièrement, et contrairement à ce que laisse peut-être entendre le titre de l’ouvrage, Baldine Saint Girons propose surtout une histoire proprement philosophique du sublime. Ce qui veut dire qu’il ne s’agit jamais ici d’un pur et simple travail d’Histoire de l’Art. Certes, l’étudiant ou le professeur de philosophie qui ne connaît souvent qu’une sorte de b.a.-ba du sublime (le fameux sublime kantien qui nous révèle notre vocation suprasensible) apprendra beaucoup de choses qui relèvent bien de l’Histoire de l’Art ou d’une histoire des théories esthétiques. Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, qui reprend et prolonge certaines analyses de Fiat lux (la thèse de doctorat d’État de l’auteur), constitue une formidable mine d’informations sur la notion proprement artistique de sublime (Cf., par exemple, le travail philologique du chapitre III, la fine approche de la notion de tragédie ou encore l’exposé de la doctrine des cinq sens spirituels chez Origène). Mais, l’ambition de Baldine Saint Girons qui, si l’on peut dire, avance plus ou moins masquée est d’un autre ordre : il s’agit, sous couvert de considérations esthétiques apparemment très académiques, d’opérer une sorte de « virage » de la pensée ou dans la pensée puisque la question du sublime devient première tandis que la question traditionnelle de l’être s’y trouve alors annexée. Habituellement, le philosophe s’interroge sur l’être : qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce que l’étant ? L’être se dit-il en plusieurs sens ? L’être ou l’absolu est ainsi le maître mot de la philosophie, le commencement et la fin de toute investigation métaphysique, le centre autour duquel s’articule toute réflexion. Mais Baldine Saint Girons propose une sorte de contre-histoire de la philosophie (dans laquelle Longin et Burke jouent un rôle essentiel), voire de contre-métaphysique ou de « déplacement » de la question métaphysique (Qu’est-ce que le sublime ? Le sublime se dit-il en un ou plusieurs sens ?) : c’est l’expérience inconditionnée - mais en un sens non kantien - du sublime qui ouvre l’espace du langage et de l’humain et « conditionne » l’émergence d’une pensée de l’être mais aussi d’une existence digne de ce nom. L’histoire du sublime n’est plus alors la simple histoire des avatars d’une notion ou d’un sentiment au fil du temps de la création des œuvres ou des doctrines mais bel et bien l’« histoire » d’une ouverture à l’être (l’historialité), l’« histoire » d’une révélation, d’un Événement, d’un « saisissement » imprévisible et inanticipable qui instituent toute Histoire, et à vrai dire le Temps lui-même.
Deuxièmement, en un temps où la philosophie des sciences et la philosophie analytique apparaissent comme l’alpha et l’oméga de toute réflexion sérieuse, essayer de constituer et d’imposer dans le champ des connaissances une philosophie du sublime semble pour le moins audacieux. Baldine Saint Girons ne prônerait-elle pas un certain retour à l’irrationalisme ? Si l’auteur s’en tenait « raisonnablement » ou « académiquement » à une Histoire de l’Art ou à un catalogue de théories esthétiques, le propos serait moins risqué : après tout, les philosophes des sciences sont les premiers à reconnaître qu’il faut rendre à la Science ce qui appartient à la Science et à l’Art ce qui appartient à l’Art. Mais, dans Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, Baldine Saint Girons - et il faut lui en savoir gré - entend bien secouer le joug d’une certaine pensée positive, d’un certain formalisme envahissant, en nous donnant les moyens de mieux penser ce qui constitue la transmutation du savoir en général en un acte personnel où il y va de notre être même : « le sublime nous fait éprouver que les certitudes de la science, si précieuses soient-elles, ne peuvent combler notre besoin de vérité » (p. 12). Ou encore, dans la Conclusion, p. 181 : « La science vise, en effet, à saisir l’insaisissable, mais ne se préoccupe pas d’en être saisie et tend à évacuer la singularité désirante de par son discours universel, autonome et anhistorique ».

Concluons en disant qu’en une période où l’endurance de la pensée philosophique contemporaine s’essouffle, où le risque d’un retour à une scientificité pure et dure est aussi réel que celui d’une prolifération de micro-phénoménologies poétisantes (qui, à vouloir dire le Monde, finissent par en faire une nouvelle idole, et à vouloir dire le Temps recyclent paradoxalement tous les schèmes bien rodés des métaphysiques éternitaristes), Baldine Saint Girons se risque à proposer une troisième voie, un autre cheminement possible, ce qui est déjà beaucoup.

Mise à jour : 18 mai 2012