Philosophie

Sommaire

{{Jean-Louis Poirier :{ Enseigner la philosophie. L’exemple italien} (Paris, Éditions de la revue Conférence, 2011).}} {Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.} A s’en tenir au titre, on peut déjà être assuré de deux choses : premièrement, sous la réserve d’une définition minimale et consensuelle de cette discipline (l’apprentissage et l’exercice de la libre pensée), il ne sera pas question dans ce livre de la philosophie en tant que telle, mais de son enseignement et, deuxièmement, la manière dont cet enseignement est dispensé en Italie ne sera qu’un exemple, un exemple parmi d’autres, surtout pas un modèle. La méthode suivie par Jean-Louis Poirier est donc sans idée préconçue de ce qu’est ou doit être la philosophie et se veut délibérément comparative, confrontant, même si la présentation du mode de fonctionnement italien constitue l’essentiel du propos, les deux formations institutionnelles de l’enseignement de la philosophie qui existent de part et d’autre des Alpes, à travers leur histoire, leurs programmes, leurs recommandations, leur mode d’évaluation, leurs pratiques pédagogiques. Au-delà de ce qu’ils ont en commun, le libre exercice de la pensée critique, ce pourquoi ils sont bien tous les deux des enseignements de la philosophie, il s’agit de diagnostiquer leurs traits distinctifs pour déterminer les effets qu’ils produisent, effets indirects et non voulus (un positivisme historique sans pensée en Italie, une convocation arbitraire, peu soucieuse de la contextualisation historique, des auteurs en France), mais aussi effets directs (un apprentissage tourné vers l’études des œuvres en Italie, un apprentissage axé sur l’exercice de la pensée critique et réfléchie en France), déterminant la spécificité de ces enseignements et leur réceptivité. La méthode comparative, quand elle n’est pas une vaine opposition servant à valider une position, a pour vertu de relativiser son objet, de dissiper les illusions substantialiste ou essentialiste qui y sont attachées et, par voie de conséquence, de mettre à mal quelques évidences. Or la conviction que l’enseignement français de la philosophie aurait le privilège d’être consubstantiel à l’idée qu’on doit se faire de la philosophie, à la « philosophie en soi », alors que partout ailleurs, en Italie notamment, ce qui s’enseignerait sous son nom n’en serait qu’un succédané, une histoire de la philosophie par exemple, est sans doute l’une de ces évidences que les professeurs français de philosophie eurent longtemps en partage et ont peut-être encore en partage. La formule kantienne, souvent présentée comme un axiome dispensant de toute démonstration, on n’apprend pas la philosophie mais à philosopher, sert à justifier de ce côté-ci des Alpes l’ambition de faire de l’élève un philosophe en philosophant devant et avec lui, avant (cet « avant » indique ici une priorité logique et non temporelle) de lui donner accès, par des apprentissages spécifiques, aux diverses réalisations objectivement avérées de la philosophie. En découlent quelques idées fortes qu’il suffit d’énumérer : la philosophie n’est pas une discipline comme les autres, elle est essentiellement réflexive et ne s’enferme pas dans un savoir positif qu’il suffirait de dispenser, elle ignore la progressivité propre aux autres disciplines, la technicité pédagogique doit être considérée avec méfiance, puisqu’elle fait toujours courir le risque de détourner l’esprit du contenu, c’est-à-dire de lui-même, au seul bénéfice des méthodes (le « pédagogisme ») et de faire ainsi obstacle à la libre expression de la pensée, le refus d’une histoire de la philosophie, considérée soit comme une dérisoire doxographie soit comme une spécialité réservée à l’enseignement universitaire, la justification de l’extraterritorialité de la philosophie dans le système scolaire, c’est-à-dire son cantonnement naturel en classe terminale. La thèse initiale et les idées subséquentes méritaient le déplacement, d’aller voir sur place, de mettre le nez dans la grisaille des documents pour évaluer ce qu’il en est effectivement de l’enseignement italien de la philosophie et par voie de conséquence de la prétention française, qui en a fait un contre-modèle, d’être une exception (« l’exception française »). Rappelons que Jean-Louis Poirier n’en est pas à son premier essai. Dans le {Rapport sur L’état de l’enseignement de la philosophie en 2007-2008}, publié sous son égide par le groupe de l’Inspection Générale de philosophie alors qu’il en était le Doyen, il rompait avec l’usage bien établi qui voulait que cet exercice se contentât de rappeler une « doctrine » de la philosophie, forgée au cours des ans, non officielle mais tacitement admise, pour constater ensuite en quoi les pratiques effectives des enseignants s’en écartaient, écarts immanquablement imputables à l'insuffisante formation des professeurs, voire leur à leur incompétence, ce qui avait pour conséquence de laisser la doctrine à l’abri d’une confrontation avec les faits. Au lieu de cela, il se donna la peine de déplacer le regard, de le diriger de la doctrine vers les faits, de mesurer les parts respectives de divers facteurs (les héritages pédagogiques concurrents, la diversité des situations d’enseignement, le poids des directives institutionnelles, le rôle des contraintes démographiques et sociologiques anciennes et nouvelles) qui pèsent sur les enseignants de philosophie et déterminent leurs pratiques effectives, un mélange, concluait-il, de réussites incontestables, de difficultés à surmonter, de nouveaux défis à affronter, mais aussi parfois de désespérance. La formation des enseignants reste bien au centre des préoccupations, mais elle est abordée d’une tout autre manière, plus concrète et plus impliquée dans les pratiques pédagogiques qui appellent des réponses précises, adaptées aux situations et aux contextes nouveaux. Le séminaire national, {Enseigner la philosophie, faire de la philosophie} (cf. Les Actes de la DGESCO, CNDP, 2010), des 24 au 24 mars 2009, qui a suivi ce rapport, s’était donné pour but de faire réfléchir ensemble des professeurs de lycée et des universitaires sur ces nouveaux besoins de formation. M. François PERRET, alors Doyen de l’Inspection Générale de l’Éducation Nationale, concluait ce séminaire en évoquant l’ouverture souhaitable de la philosophie en amont de la classe terminale. Une idée qui, depuis lors, a fait son chemin, même si elle a pris des voies inattendues (cf. la circulaire ministérielle du 3 mars 2011). C’est dans le prolongement logique de ce travail qu’il faut lire Enseigner la philosophie. L’exemple italien. Le livre lu et fermé, le lecteur est surpris d’avoir appris qu’une institution pouvait non seulement perdurer, mais aller de l’avant tout en marchant sur deux jambes si dissemblables qu’il aurait plutôt parié sur la fatalité d’une chute. En effet, l’enseignement de la philosophie en Italie a conservé un programme qui remonte au moins à 1944 (la commission alliée chargée de la réforme de l’enseignement dans l’Italie d’après guerre a, en fait, repris grosso modo celui qui était en vigueur en 1922). Mais depuis 1992, depuis les travaux de la commission Brocca, impliquant toutes les disciplines, un processus de réformes a été lancé qui fait largement appel à des initiatives locales dans le cadre de l’autonomie des établissements. La commission impulse et se contente de donner des préconisations qui mettent l’accent plus sur des objectifs que sur des contenus d’enseignement. Le programme de philosophie n’a pas disparu, mais fonctionne désormais comme une référence culturelle perçue comme un ancrage dans une tradition qui n’est plus remise en question et fait l’objet d’un large consensus, celle d’un enseignement « historique » de la philosophie dont il convient de comprendre, sans a priori, le sens. Ce qui aurait pu être un mélange explosif s’est avéré un creuset pour une rénovation toujours en cours de l’enseignement de la philosophie. Jean-Louis Poirier commence par rappeler les contextes institutionnel et historique de l’enseignement de la philosophie en Italie. Le «{ liceo} » (il peut être classique, scientifique, des sciences sociales ou artistique) ne correspond pas comme en France à un niveau d’enseignement, mais plutôt à une filière à côté des instituts techniques, des instituts d’art et des instituts professionnels et l’accès au lycée reste, il est vrai, sélectif, ce qui lui confère un caractère élitiste ; un lycéen italien reste normalement cinq ans dans son établissement, de 14 à 19 ans, et il bénéficie, pendant les trois dernières années de son cursus, d’un enseignement assez substantiel (3 heures hebdomadaires pour chacune des trois dernières années) de la philosophie, dispensé par le même enseignant qui est aussi, statutairement, son professeur d’histoire. Ancré, depuis la Renaissance, dans les « humanités classiques », l’enseignement de la philosophie eut partie liée avec la tardive unité politique de l’Italie qu’il fallut consolider dans les esprits en insistant sur l’héritage commun antique qu’il avait pour mission de reprendre et de prolonger. On ne peut douter que l’hégélianisme affiché de ses fondateurs, dont les plus connus sont Croce et Gentile, n’ait fourni la matière première qui a contribué à donner sa forme particulière à l’enseignement italien de la philosophie : un enseignement progressif, indexé sur l’histoire de la philosophie acceptée selon son ordre chronologique strict ; il commence par l’Antiquité et le Moyen Âge, se poursuit avec la pensée moderne en deuxième année et culmine avec la pensée contemporaine en troisième année. Il faut cependant préciser que, dans l’esprit de ces fondateurs, il n’était pas question d’une histoire positiviste et extérieure de la pensée, mais d’une histoire du vrai, de la réalisation progressive et effective de l’Esprit, et que, partant, les dimensions critique (la problématisation) et normative (le souci du vrai) ne devaient pas s’effacer derrière les faits, mais être revendiquées pour elles-mêmes, ce que rappellent toutes les instructions didactiques adressées aux professeurs de philosophie depuis celle de Gentile. S’il fallait proposer de commodes idéaltypes, on pourrait avancer que l’enseignement italien de la philosophie s’est pensé et construit autour d’un modèle hégélien, soucieux du devenir effectif du réel saisi dans sa forme la plus haute, celle du concept réfléchi dans les philosophies successives, alors que l’enseignement français de la philosophie a pris comme référence et comme vecteur le modèle kantien, réflexif, attentif à l’autonomie du sujet toujours menacée par l’intrusion des pouvoirs. La formule d’Alain : « penser, c’est dire non », résumerait assez bien l’idéal implicite du modèle français soucieux de construire un sujet indépendant, maître de son jugement. Cela dit, Jean-Louis Poirier s’efforce aussi de montrer le caractère artificiel de cette opposition : « c’est justement ce que fait voir l’examen du système italien : il n’y a pas lieu d’opposer l’étude de la philosophie, c’est-à- dire l’étude de ses réalisations effectives dans l’histoire de la philosophie, et la pratique de la philosophie ou le philosopher (p. 159). Il n’empêche que si l’opposition a été souvent fabriquée de toutes pièces pour mettre artificiellement face à face deux modèles distincts de l’enseignement de la philosophie, elle traverse quand même les deux enseignements et les travaille suffisamment pour produire des effets pédagogiques. L’enseignement italien a pu favoriser un historicisme, un enseignement des philosophies réduites à des faits culturels, extérieurs à la pensée et donc sans pensée. Il a su cependant se garder de ce travers en rappelant que l’étude des philosophies, même conçues comme des formations culturelles, n’avait de spécifié philosophique que si elle était normée par des problèmes et conduite par le souci de la vérité. L’enseignement français invite, de son côté, facilement à être oublieux de la contextualisation des philosophies et de l’inscription historique des œuvres, à laisser surtout croire que les problèmes philosophiques se trouvent par le seul effort sur soi d’une pensée qui n’a affaire qu’à elle-même et se formulent par le seul exercice de la pensée réfléchie (ce qui laisse parfois les élèves français dans un grand désarroi), alors qu’ils sont inséparables d’une contextualisation historique. L’œuvre d’un philosophe a une consistance et une étrangeté qui offrent une résistance à la pensée, résistance qu’elle doit vaincre au prix d’un patient travail d’appropriation critique et méthodique. En outre, si l’on peut établir une symétrie entre les deux manières de conduire l’enseignement de la philosophie, l’une partant des textes pour retrouver les problèmes et l’autre des problèmes pour revenir d’une manière réfléchie aux textes qu’ils font revivre, il se peut que cette symétrie ne soit pas toujours exacte : partir des problèmes pour rejoindre les textes peut induire un rapport faussé aux textes, voire un rapport désinvolte quand ils sont convoqués pour les besoins d’une réflexion personnelle qui n’a pour elle que ce moment personnel de la réflexion. Mais surtout, cette manière de faire, quand elle n’est pas le résultat d’une patiente étude des œuvres, peut induire, sous le prétexte de ne pas faire de l’histoire de la philosophie, dans les pratiques pédagogiques effectives, une fausse histoire de la philosophie, une histoire imaginaire de la philosophie. S’il nous faut retenir une leçon de l’exemple italien tel que Jean-Louis Poirier nous le présente dans son ouvrage, on ne la trouvera pas dans la forme historique et déterminée qu’a prise l’enseignement italien de la philosophie qui est ancré dans une histoire particulière et reste, en tant que tel, non exportable. On la trouvera plus et mieux dans le mouvement de réflexion qui le traverse et l’anime depuis maintenant plus de vingt ans. Après avoir su critiquer ses excès, il a conservé sa forme historique dans ce qu’elle a de meilleur : une orientation vers le seul lieu où l’on trouve la philosophie effective, c’est-à-dire dans les textes des philosophes qui ont fait incontestablement la philosophie, sans que le professeur soit mis dans l’obligation de répondre à la question de savoir ce que doit être la philosophie, même s’il peut légitimement vouloir y répondre en s’adressant à ses pairs dans des ouvrages savants, ce qui dépasse le cadre étroit d’un enseignement de la philosophie au lycée ; cette orientation a comme corrélat un recentrement sur des apprentissages précis (précision du vocabulaire, typologie des modèles argumentatifs, construction d’un raisonnement), clairement présentés comme des objectifs à enseigner, à atteindre et à évaluer ; une contextualisation historique des problèmes qui supposent, sans doute avec raison, qu’ils n’existent pas en soi, mais ont toujours été soulevés dans des contextes historiques qu’il faut apprendre à reconnaître ; une ouverture sur l’autre de la philosophie et donc une acceptation plus facile qu’en France de l’interdisciplinarité, comprise comme un enrichissement mutuel ; un souci de la progressivité (régulièrement invoqués comme repoussoir en France, mais rarement examinée dans ses différentes modalités), moins orientée vers les contenus que tournée vers l’élève, suivi pendant les trois années que durent sa scolarité. Finalement, on est en droit d’espérer que cette leçon, reçue après la lecture de l’ouvrage, sera de quelque utilité aux professeurs de philosophie pour comprendre leurs propres pratiques pédagogiques à un moment où les conditions sociologiques et institutionnelles de leur enseignement sont en pleine mutation.

Poirier, Jean-Louis : Enseigner la philosophie. L’exemple italien

Compte rendu de Francis Foreaux.

Jean-Louis Poirier : Enseigner la philosophie. L’exemple italien
(Paris, Éditions de la revue Conférence, 2011).

Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.

A s’en tenir au titre, on peut déjà être assuré de deux choses : premièrement, sous la réserve d’une définition minimale et consensuelle de cette discipline (l’apprentissage et l’exercice de la libre pensée), il ne sera pas question dans ce livre de la philosophie en tant que telle, mais de son enseignement et, deuxièmement, la manière dont cet enseignement est dispensé en Italie ne sera qu’un exemple, un exemple parmi d’autres, surtout pas un modèle. La méthode suivie par Jean-Louis Poirier est donc sans idée préconçue de ce qu’est ou doit être la philosophie et se veut délibérément comparative, confrontant, même si la présentation du mode de fonctionnement italien constitue l’essentiel du propos, les deux formations institutionnelles de l’enseignement de la philosophie qui existent de part et d’autre des Alpes, à travers leur histoire, leurs programmes, leurs recommandations, leur mode d’évaluation, leurs pratiques pédagogiques. Au-delà de ce qu’ils ont en commun, le libre exercice de la pensée critique, ce pourquoi ils sont bien tous les deux des enseignements de la philosophie, il s’agit de diagnostiquer leurs traits distinctifs pour déterminer les effets qu’ils produisent, effets indirects et non voulus (un positivisme historique sans pensée en Italie, une convocation arbitraire, peu soucieuse de la contextualisation historique, des auteurs en France), mais aussi effets directs (un apprentissage tourné vers l’études des œuvres en Italie, un apprentissage axé sur l’exercice de la pensée critique et réfléchie en France), déterminant la spécificité de ces enseignements et leur réceptivité.

La méthode comparative, quand elle n’est pas une vaine opposition servant à valider une position, a pour vertu de relativiser son objet, de dissiper les illusions substantialiste ou essentialiste qui y sont attachées et, par voie de conséquence, de mettre à mal quelques évidences. Or la conviction que l’enseignement français de la philosophie aurait le privilège d’être consubstantiel à l’idée qu’on doit se faire de la philosophie, à la « philosophie en soi », alors que partout ailleurs, en Italie notamment, ce qui s’enseignerait sous son nom n’en serait qu’un succédané, une histoire de la philosophie par exemple, est sans doute l’une de ces évidences que les professeurs français de philosophie eurent longtemps en partage et ont peut-être encore en partage. La formule kantienne, souvent présentée comme un axiome dispensant de toute démonstration, on n’apprend pas la philosophie mais à philosopher, sert à justifier de ce côté-ci des Alpes l’ambition de faire de l’élève un philosophe en philosophant devant et avec lui, avant (cet « avant » indique ici une priorité logique et non temporelle) de lui donner accès, par des apprentissages spécifiques, aux diverses réalisations objectivement avérées de la philosophie. En découlent quelques idées fortes qu’il suffit d’énumérer : la philosophie n’est pas une discipline comme les autres, elle est essentiellement réflexive et ne s’enferme pas dans un savoir positif qu’il suffirait de dispenser, elle ignore la progressivité propre aux autres disciplines, la technicité pédagogique doit être considérée avec méfiance, puisqu’elle fait toujours courir le risque de détourner l’esprit du contenu, c’est-à-dire de lui-même, au seul bénéfice des méthodes (le « pédagogisme ») et de faire ainsi obstacle à la libre expression de la pensée, le refus d’une histoire de la philosophie, considérée soit comme une dérisoire doxographie soit comme une spécialité réservée à l’enseignement universitaire, la justification de l’extraterritorialité de la philosophie dans le système scolaire, c’est-à-dire son cantonnement naturel en classe terminale. La thèse initiale et les idées subséquentes méritaient le déplacement, d’aller voir sur place, de mettre le nez dans la grisaille des documents pour évaluer ce qu’il en est effectivement de l’enseignement italien de la philosophie et par voie de conséquence de la prétention française, qui en a fait un contre-modèle, d’être une exception (« l’exception française »).

Rappelons que Jean-Louis Poirier n’en est pas à son premier essai. Dans le Rapport sur L’état de l’enseignement de la philosophie en 2007-2008, publié sous son égide par le groupe de l’Inspection Générale de philosophie alors qu’il en était le Doyen, il rompait avec l’usage bien établi qui voulait que cet exercice se contentât de rappeler une « doctrine » de la philosophie, forgée au cours des ans, non officielle mais tacitement admise, pour constater ensuite en quoi les pratiques effectives des enseignants s’en écartaient, écarts immanquablement imputables à l’insuffisante formation des professeurs, voire leur à leur incompétence, ce qui avait pour conséquence de laisser la doctrine à l’abri d’une confrontation avec les faits. Au lieu de cela, il se donna la peine de déplacer le regard, de le diriger de la doctrine vers les faits, de mesurer les parts respectives de divers facteurs (les héritages pédagogiques concurrents, la diversité des situations d’enseignement, le poids des directives institutionnelles, le rôle des contraintes démographiques et sociologiques anciennes et nouvelles) qui pèsent sur les enseignants de philosophie et déterminent leurs pratiques effectives, un mélange, concluait-il, de réussites incontestables, de difficultés à surmonter, de nouveaux défis à affronter, mais aussi parfois de désespérance. La formation des enseignants reste bien au centre des préoccupations, mais elle est abordée d’une tout autre manière, plus concrète et plus impliquée dans les pratiques pédagogiques qui appellent des réponses précises, adaptées aux situations et aux contextes nouveaux. Le séminaire national, Enseigner la philosophie, faire de la philosophie (cf. Les Actes de la DGESCO, CNDP, 2010), des 24 au 24 mars 2009, qui a suivi ce rapport, s’était donné pour but de faire réfléchir ensemble des professeurs de lycée et des universitaires sur ces nouveaux besoins de formation. M. François PERRET, alors Doyen de l’Inspection Générale de l’Éducation Nationale, concluait ce séminaire en évoquant l’ouverture souhaitable de la philosophie en amont de la classe terminale. Une idée qui, depuis lors, a fait son chemin, même si elle a pris des voies inattendues (cf. la circulaire ministérielle du 3 mars 2011). C’est dans le prolongement logique de ce travail qu’il faut lire Enseigner la philosophie. L’exemple italien.

Le livre lu et fermé, le lecteur est surpris d’avoir appris qu’une institution pouvait non seulement perdurer, mais aller de l’avant tout en marchant sur deux jambes si dissemblables qu’il aurait plutôt parié sur la fatalité d’une chute. En effet, l’enseignement de la philosophie en Italie a conservé un programme qui remonte au moins à 1944 (la commission alliée chargée de la réforme de l’enseignement dans l’Italie d’après guerre a, en fait, repris grosso modo celui qui était en vigueur en 1922). Mais depuis 1992, depuis les travaux de la commission Brocca, impliquant toutes les disciplines, un processus de réformes a été lancé qui fait largement appel à des initiatives locales dans le cadre de l’autonomie des établissements. La commission impulse et se contente de donner des préconisations qui mettent l’accent plus sur des objectifs que sur des contenus d’enseignement. Le programme de philosophie n’a pas disparu, mais fonctionne désormais comme une référence culturelle perçue comme un ancrage dans une tradition qui n’est plus remise en question et fait l’objet d’un large consensus, celle d’un enseignement « historique » de la philosophie dont il convient de comprendre, sans a priori, le sens. Ce qui aurait pu être un mélange explosif s’est avéré un creuset pour une rénovation toujours en cours de l’enseignement de la philosophie.

Jean-Louis Poirier commence par rappeler les contextes institutionnel et historique de l’enseignement de la philosophie en Italie. Le «  liceo » (il peut être classique, scientifique, des sciences sociales ou artistique) ne correspond pas comme en France à un niveau d’enseignement, mais plutôt à une filière à côté des instituts techniques, des instituts d’art et des instituts professionnels et l’accès au lycée reste, il est vrai, sélectif, ce qui lui confère un caractère élitiste ; un lycéen italien reste normalement cinq ans dans son établissement, de 14 à 19 ans, et il bénéficie, pendant les trois dernières années de son cursus, d’un enseignement assez substantiel (3 heures hebdomadaires pour chacune des trois dernières années) de la philosophie, dispensé par le même enseignant qui est aussi, statutairement, son professeur d’histoire. Ancré, depuis la Renaissance, dans les « humanités classiques », l’enseignement de la philosophie eut partie liée avec la tardive unité politique de l’Italie qu’il fallut consolider dans les esprits en insistant sur l’héritage commun antique qu’il avait pour mission de reprendre et de prolonger. On ne peut douter que l’hégélianisme affiché de ses fondateurs, dont les plus connus sont Croce et Gentile, n’ait fourni la matière première qui a contribué à donner sa forme particulière à l’enseignement italien de la philosophie : un enseignement progressif, indexé sur l’histoire de la philosophie acceptée selon son ordre chronologique strict ; il commence par l’Antiquité et le Moyen Âge, se poursuit avec la pensée moderne en deuxième année et culmine avec la pensée contemporaine en troisième année. Il faut cependant préciser que, dans l’esprit de ces fondateurs, il n’était pas question d’une histoire positiviste et extérieure de la pensée, mais d’une histoire du vrai, de la réalisation progressive et effective de l’Esprit, et que, partant, les dimensions critique (la problématisation) et normative (le souci du vrai) ne devaient pas s’effacer derrière les faits, mais être revendiquées pour elles-mêmes, ce que rappellent toutes les instructions didactiques adressées aux professeurs de philosophie depuis celle de Gentile.

S’il fallait proposer de commodes idéaltypes, on pourrait avancer que l’enseignement italien de la philosophie s’est pensé et construit autour d’un modèle hégélien, soucieux du devenir effectif du réel saisi dans sa forme la plus haute, celle du concept réfléchi dans les philosophies successives, alors que l’enseignement français de la philosophie a pris comme référence et comme vecteur le modèle kantien, réflexif, attentif à l’autonomie du sujet toujours menacée par l’intrusion des pouvoirs. La formule d’Alain : « penser, c’est dire non », résumerait assez bien l’idéal implicite du modèle français soucieux de construire un sujet indépendant, maître de son jugement. Cela dit, Jean-Louis Poirier s’efforce aussi de montrer le caractère artificiel de cette opposition : « c’est justement ce que fait voir l’examen du système italien : il n’y a pas lieu d’opposer l’étude de la philosophie, c’est-à- dire l’étude de ses réalisations effectives dans l’histoire de la philosophie, et la pratique de la philosophie ou le philosopher (p. 159). Il n’empêche que si l’opposition a été souvent fabriquée de toutes pièces pour mettre artificiellement face à face deux modèles distincts de l’enseignement de la philosophie, elle traverse quand même les deux enseignements et les travaille suffisamment pour produire des effets pédagogiques.

L’enseignement italien a pu favoriser un historicisme, un enseignement des philosophies réduites à des faits culturels, extérieurs à la pensée et donc sans pensée. Il a su cependant se garder de ce travers en rappelant que l’étude des philosophies, même conçues comme des formations culturelles, n’avait de spécifié philosophique que si elle était normée par des problèmes et conduite par le souci de la vérité. L’enseignement français invite, de son côté, facilement à être oublieux de la contextualisation des philosophies et de l’inscription historique des œuvres, à laisser surtout croire que les problèmes philosophiques se trouvent par le seul effort sur soi d’une pensée qui n’a affaire qu’à elle-même et se formulent par le seul exercice de la pensée réfléchie (ce qui laisse parfois les élèves français dans un grand désarroi), alors qu’ils sont inséparables d’une contextualisation historique. L’œuvre d’un philosophe a une consistance et une étrangeté qui offrent une résistance à la pensée, résistance qu’elle doit vaincre au prix d’un patient travail d’appropriation critique et méthodique. En outre, si l’on peut établir une symétrie entre les deux manières de conduire l’enseignement de la philosophie, l’une partant des textes pour retrouver les problèmes et l’autre des problèmes pour revenir d’une manière réfléchie aux textes qu’ils font revivre, il se peut que cette symétrie ne soit pas toujours exacte : partir des problèmes pour rejoindre les textes peut induire un rapport faussé aux textes, voire un rapport désinvolte quand ils sont convoqués pour les besoins d’une réflexion personnelle qui n’a pour elle que ce moment personnel de la réflexion. Mais surtout, cette manière de faire, quand elle n’est pas le résultat d’une patiente étude des œuvres, peut induire, sous le prétexte de ne pas faire de l’histoire de la philosophie, dans les pratiques pédagogiques effectives, une fausse histoire de la philosophie, une histoire imaginaire de la philosophie.

S’il nous faut retenir une leçon de l’exemple italien tel que Jean-Louis Poirier nous le présente dans son ouvrage, on ne la trouvera pas dans la forme historique et déterminée qu’a prise l’enseignement italien de la philosophie qui est ancré dans une histoire particulière et reste, en tant que tel, non exportable. On la trouvera plus et mieux dans le mouvement de réflexion qui le traverse et l’anime depuis maintenant plus de vingt ans.

Après avoir su critiquer ses excès, il a conservé sa forme historique dans ce qu’elle a de meilleur : une orientation vers le seul lieu où l’on trouve la philosophie effective, c’est-à-dire dans les textes des philosophes qui ont fait incontestablement la philosophie, sans que le professeur soit mis dans l’obligation de répondre à la question de savoir ce que doit être la philosophie, même s’il peut légitimement vouloir y répondre en s’adressant à ses pairs dans des ouvrages savants, ce qui dépasse le cadre étroit d’un enseignement de la philosophie au lycée ; cette orientation a comme corrélat un recentrement sur des apprentissages précis (précision du vocabulaire, typologie des modèles argumentatifs, construction d’un raisonnement), clairement présentés comme des objectifs à enseigner, à atteindre et à évaluer ; une contextualisation historique des problèmes qui supposent, sans doute avec raison, qu’ils n’existent pas en soi, mais ont toujours été soulevés dans des contextes historiques qu’il faut apprendre à reconnaître ; une ouverture sur l’autre de la philosophie et donc une acceptation plus facile qu’en France de l’interdisciplinarité, comprise comme un enrichissement mutuel ; un souci de la progressivité (régulièrement invoqués comme repoussoir en France, mais rarement examinée dans ses différentes modalités), moins orientée vers les contenus que tournée vers l’élève, suivi pendant les trois années que durent sa scolarité. Finalement, on est en droit d’espérer que cette leçon, reçue après la lecture de l’ouvrage, sera de quelque utilité aux professeurs de philosophie pour comprendre leurs propres pratiques pédagogiques à un moment où les conditions sociologiques et institutionnelles de leur enseignement sont en pleine mutation.

Mise à jour : 18 mai 2012