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{{ {L’ÉCOLE DES PHILOSOPHES : Enseigner la morale ?} , CRDP de Lille. 1er trimestre 2000.}} {Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie. } La dernière livraison de {L’ÉCOLE DES PHILOSOPHES}, revue éditée par le CRDP de Lille, regroupe un ensemble d’essais autour de la question Enseigner la morale? Précisons tout de suite, pour éviter les surprises, que seulement deux essais, sur les sept proposés, répondent formellement à l’intitulé de ce sixième numéro de la revue, et encore l’un des deux ne le fait-il que d’une façon très indirecte. Le premier, "Tradition, instruction et réflexion: sur l’éducation morale à partir de Durkheim", a été écrit par Éric DUBREUCQ (IUFM de l’académie de Caen). Le fondateur de l’école sociologique en France a enseigné la pédagogie et a écrit sur elle et plus particulièrement sur l’éducation morale ; il incarne, en outre, comme le rappelle l’auteur de l’article en citant Claude Nicolet ({L’Idée républicaine en France}, Paris, 1982) «une des rares, peut-être la seule tentative de constitution officielle d’une science par et pour la République». Ces deux raisons suffisent pour qu’on s’intéresse à lui quand il s’agit de réfléchir sur l’enseignement de la morale. L’intérêt d’Émile DURKHEIM pour les questions pédagogiques n’est pas accidentel : il trouve son origine dans la conception du fait social qu’il défend et illustre. Le fait social doit être considéré comme une chose et il manifeste son existence de chose grâce à son extériorité par rapport aux individus ainsi que par la contrainte qu’il exerce sur eux. Il est, partant, distinct d’un fait psychologique individuel mais il n’est pas pour autant de nature biologique; il est une réalité d’ordre psychique. C’est pourquoi un fait social ne se transmet pas héréditairement mais d’une manière proprement sociale, par un apprentissage qui est l’action exercée par une génération sur une autre. L’éducation est ainsi centrale. Qu’en est-il des valeurs? Elles sont aussi des choses qui, bien qu’elles transcendent les individus, restent immanentes à la société et elles n’échappent pas à la règle de la transmission par apprentissage. La sociologie est la science qui permet à la société de prendre conscience d’elle-même en se réappropriant son bien. On comprend dès lors pourquoi elle peut devenir une arme contre toutes les représentations religieuses qui font reposer les valeurs sur une autorité transcendante extérieure à la société et dont les églises sont les dépositaires et les intermédiaires obligés. La discipline sociologique se met ainsi au service d’une conception laïque de la société. Reste cependant un problème. Une telle conception ne conduit-elle pas inévitablement à un conformisme? L’enseignement de la morale ne se réduit-il pas finalement et nécessairement à une inculcation des valeurs établies. Ne se réduit-il pas à être un instrument au service de l’ordre social établi et donc idéologiquement suspect ? Dans sa communication, Éric DUBREUCQ se donne pour tâche de montrer comment E. Durkheim répond à cette question. La lecture de l’analyse critique, faite par le même auteur, des termes morale et laïcité du {Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire } (1911) de Ferdinand BUISSON, qui se trouve placée à la fin du recueil dans sa partie pratique, complète utilement celle de cet article en mettant bien en évidence l’interprétation positive, et non platement neutre, qui a été défendue par les défenseurs de la laïcité et de l’éducation morale et civique. Le deuxième article abordant la question de l’enseignement de la morale, mais plus indirectement, est celui de Frédéric WORMS (Université de Lille III), "S’accorder sur l’intolérable : Rousseau et Rawls entre l’éthique et la politique. Une réflexion sur l’évolution de la pensée de J. Rawls entre {Théorie de la justice} (1971) et {Politique libérale} (1993)" est l’occasion d’une interrogation sur le lien qu’il faut établir entre la morale et la politique, sur la «convergence» ou «congruence» qui doit exister entre le bien et le juste. En effet, si le «voile d’ignorance», qui joue pour J. Rawls le même rôle que jouait la fiction du contrat pour J. J. Rousseau, permet de définir une situation abstraite dans laquelle il devient possible pour tous les membres d’une même société de se mettre d’accord sur des principes de la justice, encore faut-il que ces mêmes principes, pour qu’ils deviennent effectifs et informent la vie, soient désirés par les individus concernés. A cette difficulté s’en ajoute une autre, celle de la pluralité des choix moraux dans une société individualiste et libérale qui a renoncé à l’imposition d’une conception unitaire du bien. Il nous suffira ici de reproduire la manière dont Frédéric Worms formule la question «devenue cruciale et fondamentale de la convergence ou de la congruence», pour comprendre l’enjeu du débat et inviter le lecteur à lire la totalité de sa contribution : «si chaque homme peut accéder en droit au point de vue public ou civique sur le tout de la société, peut-il intégrer ce point de vue à son intérêt particulier lui-même, à sa recherche individuelle du bien, peut-il non seulement penser la justice, mais la désirer et la défendre dans sa vie, au même titre que son bonheur personnel et ses intérêts privés ? On mesure l’enjeu capital d’une telle question. Une théorie utilitariste, par définition, ne la rencontre pas: l’individu défend l’utilité générale dans la continuité de la sienne propre. Mas une théorie qui commence par rompre avec nos désirs et nos intérêts personnels et naturels devra bien, en un sens la retrouver. On ressent même le rôle décisif qu’y jouera, comme chez Rousseau (ou Platon), la question de l’éducation». Les autres articles, comme nous avons tenu à le signaler, s’éloignent de la question proprement pédagogique indiquée sur la couverture. Malgré leur diversité, on peut jeter sur eux un regard synthétique en considérant qu’ils sont tous traversés par la même interrogation qui, outre l’évidente qualité intrinsèque de chacune des contributions, fait tout l’intérêt de leur regroupement et de leur confrontation dans ce recueil. L’interrogation est la suivante : faut-il renoncer à une conception déontologique (Kant) pour revenir à une conception éthique et téléologique (Aristote) de la morale? Ou encore: faut-il privilégier l’éthique aux dépens de la morale, mettre la vertu à la place de la loi? Et encore : faut-il revaloriser la vie heureuse et ne plus la subordonner au devoir ? Ce mode de questionnement est dans l’air du temps ; il anime aujourd’hui le grand débat qui a été ouvert sur les valeurs dans le monde anglo-saxon. Deux articles reprennent la morale kantienne pour répondre aux objections qui lui ont souvent été adressées et qui servent, aujourd’hui encore, de justification pour lui préférer une conception éthique et téléologique. Mireille DEPADT (université de Lille III), dans "La loi morale comme «fait de la raison pure» ou la reprise de la raison dans la philosophie morale de Kant", part de ce qui semble être le point faible du criticisme moral. Kant, au terme d’une quasi réduction, découvre que la loi morale est un fait, le fait de la raison en l’homme. Or, si elle est un fait, l’identifier à la raison n’est qu’une affirmation, voire une tautologie, et rien ne prouve qu’elle ne provienne pas subrepticement d’une autre source, de la religion par exemple, comme semble le confirmer l’intérêt manifesté par Kant pour les questions traditionnellement religieuses (les postulats de la raison) ? Pour éviter cette accusation, il faudrait pouvoir démontrer cette loi rationnelle, la déduire d’un principe supérieur. Mais toute déduction de la loi la subordonnerait inévitablement à autre chose et en ferait {ipso facto} un moyen, ce qui contredit l’identification kantienne de la morale et de l’acte fait pas devoir. Madame Mireille DEPADT retrace méticuleusement la démarche kantienne pour la sortir de cette fausse impasse dans laquelle on prétend l’enfermer. On ne peut que donner un trop rapide aperçu de son analyse. C’est l’insuffisance de la raison théorique à expliquer quoi que ce soit de la morale qui la conduit, notamment dans les deux premières sections des Fondements de la métaphysique des mœurs, à reconnaître, en elle, un autre qu’elle même qui est, pourtant, aussi elle-même mais sous sa forme la plus originaire, forme toujours masquée pour elle dans son usage théorique ou instrumental. La raison qui s’apparaît à elle-même pour la première fois dans sa nudité, comme raison absolument pure pratique, peut aussi être pensée (et non connue) comme liberté, comme spontanéité; ce faisant, elle donne accès à un objet qui par définition transcende l’usage théorique de la raison: la liberté. Or, la liberté est toujours singulière ou n’est pas. Le concept de reprise, issu de Kierkegaard, permet alors de penser cet avènement du sujet libre comme donateur de sens pour l’existence. C’est la loi, et la découverte de la loi comme fait de la raison en l’individu, qui donne sens à son existence singulière. On ne plus reprocher à Kant de laisser l’individu moral en face de la loi qui, certes, peut lui donner l’idée d’un sens, mais qui n’est pas son sens et dans lequel il ne peut se reconnaître en tant qu’individu fini. Ainsi réinterprétée, la morale kantienne est aussi une éthique. Dans sa contribution, "Morale de l’universalité et vie morale dans la philosophie morale d’Éric Weil", Jean-Michel BUEE (IUFM de Grenoble), s’efforce de montrer, avec succès, que la philosophie morale d’Éric Weil est une reprise cohérente de la pensée morale de Kant qui a le mérite de la libérer des accusations de formalisme et de rigorisme. Il est d’abord utile de rappeler, après l’auteur de {Philosophie morale} (Vrin, 1961), que les analyses de Kant ont pour objet non pas sa morale concrète, ni même les multiples morales concrètes en général, mais les fondements de toute morale, quelle qu’elle soit. Ensuite, il faut bien admettre qu’une réflexion sur la morale ne peut naître que de l’insatisfaction qu’éprouve, dans et de sa morale concrète, un individu. Sans ce mécontentement, la morale, sa morale, irait pour lui sans dire et ne deviendrait pas l’objet et l’enjeu d’une réflexion. Il paraît évident que sa quête est tout entière tendue par le désir de mettre un terme à cette insatisfaction, ce qui revient à dire qu’il cherche une satisfaction, pas n’importe quelle satisfaction mais une satisfaction qui soit raisonnable, c’est-à-dire qui possède un sens pour lui et pour tous. Autant dire qu’il veut le bonheur et que toute morale est finalement eudémoniste. Enfin, il faut ajouter qu’il n’y a de questions morales que pour un individu qui en rencontre d’autres vivant avec lui dans une communauté constituée et historiquement déterminée. Les règles sociales conduisent, dans certaines circonstances particulières, à utiliser autrui comme un moyen mais la règle morale de l’universalisation de la maxime apporte une norme qui limite cette instrumentalisation d’autrui. La règle morale ne se contente cependant pas de limiter, elle informe aussi l’action et, ce faisant, elle acquiert un sens, non seulement formel mais aussi concret, par sa référence à la situation concrète. De la loi morale purement formelle (la simple non contradiction logique), on ne peut déduire ce que l’on doit concrètement faire. C’est de la confrontation du principe de l’universalisation de la maxime et de la situation concrète, qui suscite l’interrogation morale, que naît un sens concret. La loi n’est pas la négation de la singularité mais la condition d’une singularité sensée. Pour citer, après Jean-Michel BUEE, Éric Weil: «C’est ainsi que l’individu acquiert le droit de se faire le défenseur de son individualité, de son unicité, non quoiqu’il soumette cette unique individualité à la volonté raisonnable qui veut que chacun soumette la violence en lui-même et que la justice règne entre tous, mais parce qu’il veut cette information par l’universel» (PM, § 19b, p. 149). La vie morale laisse alors une place à l’invention éthique et le bonheur peut même être présenté comme sa fin dans le discours qui la saisit comme «le développement complet de l’individu humain tel qu’il est, avec ses possibilités toujours finies». (PM; §22a, p. 178). On est loin dans cette reprise de morale kantienne du formalisme et du rigorisme que l’on reproche traditionnellement à Kant. Il semble donc que l’opposition entre la morale et l’éthique, entre le devoir et la vertu, n’ait plus de raison d’être puisqu’elle reposait sur une compréhension insuffisante de la pensée kantienne, dont Kant serait en partie responsable. L’article de H. RIZK (Lycées Fénelon et Henri IV, Paris), "Éthique et force d’être ou la vertu contre la morale", veut apporter un démenti à cette solution en montrant que la pensée de Spinoza offre une alternative renvoyant dos à dos les tenants de la vertu téléologique et ceux du devoir. Il est difficile de résumer la riche contribution de H. RIZK qui montre, d’une manière magistrale, la logique de la conception morale de Spinoza dans {l’Éthique}, depuis son fondement dans une conception de l’être comme puissance d’agir et de produire des effets jusqu’à son aboutissement dans l’amour de Dieu. Sa démonstration tend surtout à souligner que la recherche de l’utile propre, reposant sur le désir et sur le «corps expansif», ne s’oppose pas à l’universalisation mais, bien au contraire, conduit à la constitution d’un universel concret. «L’éthique est assurément une stratégie de la joie et des réseaux d’alliance qui suscitent et renforcent cette joie, en résistant à la tristesse et aux causes de la tristesse. L’éthique réalise pratiquement le combat du bon contre le mauvais, au lieu de se perdre dans les brumes du combat pour les valeurs. De plus, le désir use de sa force, c’est-à-dire de la joie éprouvée, joie qui s’augmente de l’amour, pour repousser autant que possible le haine que rapporte inévitablement l’idée de la cause de la tristesse. L’augmentation de la puissance d’agir découle de la productivité de l’essence. C’est pourquoi comprendre l’éthique de Spinoza, c’est réaliser que seul l’amour de la vie et de l’être, pour eux-mêmes, rien que pour eux-mêmes, sans aucune autre justification que la seule joie d’exister, entraîne la vertu par excellence, c’est-à-dire la générosité, vertu des vertus, parce que la vertu qui exprime le mieux l’infini» (p. 27). La leçon personnelle que nous retiendrons de la confrontation de ces trois derniers essais est la suivante. Le spinozisme, en recentrant la vie éthique sur l’individu et en évitant tout naturalisme et tout recours à une quelconque téléologie (à l’encontre du retour à Aristote préconisé par un certain courant de la pensée anglo-saxonne représenté notamment par A. Mac Intyre), offre une véritable alternative résolument moderne aux morales de la loi. Signalons enfin, dans le même recueil, l’article de Denis SCHLATTER (Lycée Watteau, Valenciennes), "Le Problème moral à l’épreuve de l’herméneutique chez Paul Ricoeur", qui se propose de replacer les derniers travaux de Paul Ricoeur, et notamment {Soi-même comme un autre}, dans l’ensemble de son œuvre en en dégageant la cohérence et l’originalité à partir d’une remise en question de la conception substantialiste de la subjectivité.

Collectif : L’École des philosophes - Enseigner la morale

Compte rendu de Francis Foreaux.

L’ÉCOLE DES PHILOSOPHES : Enseigner la morale ? , CRDP de Lille. 1er trimestre 2000.

Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.

La dernière livraison de L’ÉCOLE DES PHILOSOPHES, revue éditée par le CRDP de Lille, regroupe un ensemble d’essais autour de la question Enseigner la morale ?

Précisons tout de suite, pour éviter les surprises, que seulement deux essais, sur les sept proposés, répondent formellement à l’intitulé de ce sixième numéro de la revue, et encore l’un des deux ne le fait-il que d’une façon très indirecte. Le premier, "Tradition, instruction et réflexion : sur l’éducation morale à partir de Durkheim", a été écrit par Éric DUBREUCQ (IUFM de l’académie de Caen). Le fondateur de l’école sociologique en France a enseigné la pédagogie et a écrit sur elle et plus particulièrement sur l’éducation morale ; il incarne, en outre, comme le rappelle l’auteur de l’article en citant Claude Nicolet (L’Idée républicaine en France, Paris, 1982) « une des rares, peut-être la seule tentative de constitution officielle d’une science par et pour la République ». Ces deux raisons suffisent pour qu’on s’intéresse à lui quand il s’agit de réfléchir sur l’enseignement de la morale.

L’intérêt d’Émile DURKHEIM pour les questions pédagogiques n’est pas accidentel : il trouve son origine dans la conception du fait social qu’il défend et illustre. Le fait social doit être considéré comme une chose et il manifeste son existence de chose grâce à son extériorité par rapport aux individus ainsi que par la contrainte qu’il exerce sur eux. Il est, partant, distinct d’un fait psychologique individuel mais il n’est pas pour autant de nature biologique ; il est une réalité d’ordre psychique. C’est pourquoi un fait social ne se transmet pas héréditairement mais d’une manière proprement sociale, par un apprentissage qui est l’action exercée par une génération sur une autre. L’éducation est ainsi centrale. Qu’en est-il des valeurs ? Elles sont aussi des choses qui, bien qu’elles transcendent les individus, restent immanentes à la société et elles n’échappent pas à la règle de la transmission par apprentissage. La sociologie est la science qui permet à la société de prendre conscience d’elle-même en se réappropriant son bien. On comprend dès lors pourquoi elle peut devenir une arme contre toutes les représentations religieuses qui font reposer les valeurs sur une autorité transcendante extérieure à la société et dont les églises sont les dépositaires et les intermédiaires obligés. La discipline sociologique se met ainsi au service d’une conception laïque de la société. Reste cependant un problème. Une telle conception ne conduit-elle pas inévitablement à un conformisme ? L’enseignement de la morale ne se réduit-il pas finalement et nécessairement à une inculcation des valeurs établies. Ne se réduit-il pas à être un instrument au service de l’ordre social établi et donc idéologiquement suspect ? Dans sa communication, Éric DUBREUCQ se donne pour tâche de montrer comment E. Durkheim répond à cette question.

La lecture de l’analyse critique, faite par le même auteur, des termes morale et laïcité du Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1911) de Ferdinand BUISSON, qui se trouve placée à la fin du recueil dans sa partie pratique, complète utilement celle de cet article en mettant bien en évidence l’interprétation positive, et non platement neutre, qui a été défendue par les défenseurs de la laïcité et de l’éducation morale et civique.

Le deuxième article abordant la question de l’enseignement de la morale, mais plus indirectement, est celui de Frédéric WORMS (Université de Lille III), "S’accorder sur l’intolérable : Rousseau et Rawls entre l’éthique et la politique. Une réflexion sur l’évolution de la pensée de J. Rawls entre Théorie de la justice (1971) et Politique libérale (1993)" est l’occasion d’une interrogation sur le lien qu’il faut établir entre la morale et la politique, sur la « convergence » ou « congruence » qui doit exister entre le bien et le juste. En effet, si le « voile d’ignorance », qui joue pour J. Rawls le même rôle que jouait la fiction du contrat pour J. J. Rousseau, permet de définir une situation abstraite dans laquelle il devient possible pour tous les membres d’une même société de se mettre d’accord sur des principes de la justice, encore faut-il que ces mêmes principes, pour qu’ils deviennent effectifs et informent la vie, soient désirés par les individus concernés. A cette difficulté s’en ajoute une autre, celle de la pluralité des choix moraux dans une société individualiste et libérale qui a renoncé à l’imposition d’une conception unitaire du bien. Il nous suffira ici de reproduire la manière dont Frédéric Worms formule la question « devenue cruciale et fondamentale de la convergence ou de la congruence », pour comprendre l’enjeu du débat et inviter le lecteur à lire la totalité de sa contribution : « si chaque homme peut accéder en droit au point de vue public ou civique sur le tout de la société, peut-il intégrer ce point de vue à son intérêt particulier lui-même, à sa recherche individuelle du bien, peut-il non seulement penser la justice, mais la désirer et la défendre dans sa vie, au même titre que son bonheur personnel et ses intérêts privés ? On mesure l’enjeu capital d’une telle question. Une théorie utilitariste, par définition, ne la rencontre pas : l’individu défend l’utilité générale dans la continuité de la sienne propre. Mas une théorie qui commence par rompre avec nos désirs et nos intérêts personnels et naturels devra bien, en un sens la retrouver. On ressent même le rôle décisif qu’y jouera, comme chez Rousseau (ou Platon), la question de l’éducation ».

Les autres articles, comme nous avons tenu à le signaler, s’éloignent de la question proprement pédagogique indiquée sur la couverture. Malgré leur diversité, on peut jeter sur eux un regard synthétique en considérant qu’ils sont tous traversés par la même interrogation qui, outre l’évidente qualité intrinsèque de chacune des contributions, fait tout l’intérêt de leur regroupement et de leur confrontation dans ce recueil.

L’interrogation est la suivante : faut-il renoncer à une conception déontologique (Kant) pour revenir à une conception éthique et téléologique (Aristote) de la morale ? Ou encore : faut-il privilégier l’éthique aux dépens de la morale, mettre la vertu à la place de la loi ? Et encore : faut-il revaloriser la vie heureuse et ne plus la subordonner au devoir ? Ce mode de questionnement est dans l’air du temps ; il anime aujourd’hui le grand débat qui a été ouvert sur les valeurs dans le monde anglo-saxon.

Deux articles reprennent la morale kantienne pour répondre aux objections qui lui ont souvent été adressées et qui servent, aujourd’hui encore, de justification pour lui préférer une conception éthique et téléologique. Mireille DEPADT (université de Lille III), dans "La loi morale comme « fait de la raison pure » ou la reprise de la raison dans la philosophie morale de Kant", part de ce qui semble être le point faible du criticisme moral. Kant, au terme d’une quasi réduction, découvre que la loi morale est un fait, le fait de la raison en l’homme. Or, si elle est un fait, l’identifier à la raison n’est qu’une affirmation, voire une tautologie, et rien ne prouve qu’elle ne provienne pas subrepticement d’une autre source, de la religion par exemple, comme semble le confirmer l’intérêt manifesté par Kant pour les questions traditionnellement religieuses (les postulats de la raison) ? Pour éviter cette accusation, il faudrait pouvoir démontrer cette loi rationnelle, la déduire d’un principe supérieur. Mais toute déduction de la loi la subordonnerait inévitablement à autre chose et en ferait ipso facto un moyen, ce qui contredit l’identification kantienne de la morale et de l’acte fait pas devoir.

Madame Mireille DEPADT retrace méticuleusement la démarche kantienne pour la sortir de cette fausse impasse dans laquelle on prétend l’enfermer. On ne peut que donner un trop rapide aperçu de son analyse. C’est l’insuffisance de la raison théorique à expliquer quoi que ce soit de la morale qui la conduit, notamment dans les deux premières sections des Fondements de la métaphysique des mœurs, à reconnaître, en elle, un autre qu’elle même qui est, pourtant, aussi elle-même mais sous sa forme la plus originaire, forme toujours masquée pour elle dans son usage théorique ou instrumental. La raison qui s’apparaît à elle-même pour la première fois dans sa nudité, comme raison absolument pure pratique, peut aussi être pensée (et non connue) comme liberté, comme spontanéité ; ce faisant, elle donne accès à un objet qui par définition transcende l’usage théorique de la raison : la liberté. Or, la liberté est toujours singulière ou n’est pas. Le concept de reprise, issu de Kierkegaard, permet alors de penser cet avènement du sujet libre comme donateur de sens pour l’existence. C’est la loi, et la découverte de la loi comme fait de la raison en l’individu, qui donne sens à son existence singulière. On ne plus reprocher à Kant de laisser l’individu moral en face de la loi qui, certes, peut lui donner l’idée d’un sens, mais qui n’est pas son sens et dans lequel il ne peut se reconnaître en tant qu’individu fini. Ainsi réinterprétée, la morale kantienne est aussi une éthique.

Dans sa contribution, "Morale de l’universalité et vie morale dans la philosophie morale d’Éric Weil", Jean-Michel BUEE (IUFM de Grenoble), s’efforce de montrer, avec succès, que la philosophie morale d’Éric Weil est une reprise cohérente de la pensée morale de Kant qui a le mérite de la libérer des accusations de formalisme et de rigorisme. Il est d’abord utile de rappeler, après l’auteur de Philosophie morale (Vrin, 1961), que les analyses de Kant ont pour objet non pas sa morale concrète, ni même les multiples morales concrètes en général, mais les fondements de toute morale, quelle qu’elle soit. Ensuite, il faut bien admettre qu’une réflexion sur la morale ne peut naître que de l’insatisfaction qu’éprouve, dans et de sa morale concrète, un individu. Sans ce mécontentement, la morale, sa morale, irait pour lui sans dire et ne deviendrait pas l’objet et l’enjeu d’une réflexion. Il paraît évident que sa quête est tout entière tendue par le désir de mettre un terme à cette insatisfaction, ce qui revient à dire qu’il cherche une satisfaction, pas n’importe quelle satisfaction mais une satisfaction qui soit raisonnable, c’est-à-dire qui possède un sens pour lui et pour tous. Autant dire qu’il veut le bonheur et que toute morale est finalement eudémoniste. Enfin, il faut ajouter qu’il n’y a de questions morales que pour un individu qui en rencontre d’autres vivant avec lui dans une communauté constituée et historiquement déterminée. Les règles sociales conduisent, dans certaines circonstances particulières, à utiliser autrui comme un moyen mais la règle morale de l’universalisation de la maxime apporte une norme qui limite cette instrumentalisation d’autrui. La règle morale ne se contente cependant pas de limiter, elle informe aussi l’action et, ce faisant, elle acquiert un sens, non seulement formel mais aussi concret, par sa référence à la situation concrète. De la loi morale purement formelle (la simple non contradiction logique), on ne peut déduire ce que l’on doit concrètement faire. C’est de la confrontation du principe de l’universalisation de la maxime et de la situation concrète, qui suscite l’interrogation morale, que naît un sens concret. La loi n’est pas la négation de la singularité mais la condition d’une singularité sensée. Pour citer, après Jean-Michel BUEE, Éric Weil : « C’est ainsi que l’individu acquiert le droit de se faire le défenseur de son individualité, de son unicité, non quoiqu’il soumette cette unique individualité à la volonté raisonnable qui veut que chacun soumette la violence en lui-même et que la justice règne entre tous, mais parce qu’il veut cette information par l’universel » (PM, § 19b, p. 149). La vie morale laisse alors une place à l’invention éthique et le bonheur peut même être présenté comme sa fin dans le discours qui la saisit comme « le développement complet de l’individu humain tel qu’il est, avec ses possibilités toujours finies ». (PM ; §22a, p. 178). On est loin dans cette reprise de morale kantienne du formalisme et du rigorisme que l’on reproche traditionnellement à Kant.

Il semble donc que l’opposition entre la morale et l’éthique, entre le devoir et la vertu, n’ait plus de raison d’être puisqu’elle reposait sur une compréhension insuffisante de la pensée kantienne, dont Kant serait en partie responsable. L’article de H. RIZK (Lycées Fénelon et Henri IV, Paris), "Éthique et force d’être ou la vertu contre la morale", veut apporter un démenti à cette solution en montrant que la pensée de Spinoza offre une alternative renvoyant dos à dos les tenants de la vertu téléologique et ceux du devoir.

Il est difficile de résumer la riche contribution de H. RIZK qui montre, d’une manière magistrale, la logique de la conception morale de Spinoza dans l’Éthique, depuis son fondement dans une conception de l’être comme puissance d’agir et de produire des effets jusqu’à son aboutissement dans l’amour de Dieu. Sa démonstration tend surtout à souligner que la recherche de l’utile propre, reposant sur le désir et sur le « corps expansif », ne s’oppose pas à l’universalisation mais, bien au contraire, conduit à la constitution d’un universel concret. « L’éthique est assurément une stratégie de la joie et des réseaux d’alliance qui suscitent et renforcent cette joie, en résistant à la tristesse et aux causes de la tristesse. L’éthique réalise pratiquement le combat du bon contre le mauvais, au lieu de se perdre dans les brumes du combat pour les valeurs. De plus, le désir use de sa force, c’est-à-dire de la joie éprouvée, joie qui s’augmente de l’amour, pour repousser autant que possible le haine que rapporte inévitablement l’idée de la cause de la tristesse. L’augmentation de la puissance d’agir découle de la productivité de l’essence. C’est pourquoi comprendre l’éthique de Spinoza, c’est réaliser que seul l’amour de la vie et de l’être, pour eux-mêmes, rien que pour eux-mêmes, sans aucune autre justification que la seule joie d’exister, entraîne la vertu par excellence, c’est-à-dire la générosité, vertu des vertus, parce que la vertu qui exprime le mieux l’infini » (p. 27).

La leçon personnelle que nous retiendrons de la confrontation de ces trois derniers essais est la suivante. Le spinozisme, en recentrant la vie éthique sur l’individu et en évitant tout naturalisme et tout recours à une quelconque téléologie (à l’encontre du retour à Aristote préconisé par un certain courant de la pensée anglo-saxonne représenté notamment par A. Mac Intyre), offre une véritable alternative résolument moderne aux morales de la loi.

Signalons enfin, dans le même recueil, l’article de Denis SCHLATTER (Lycée Watteau, Valenciennes), "Le Problème moral à l’épreuve de l’herméneutique chez Paul Ricoeur", qui se propose de replacer les derniers travaux de Paul Ricoeur, et notamment Soi-même comme un autre, dans l’ensemble de son œuvre en en dégageant la cohérence et l’originalité à partir d’une remise en question de la conception substantialiste de la subjectivité.

Mise à jour : 2 mai 2012