Philosophie

Lenoir, Béatrice (sous la direction de) : L’Œuvre d’art

Compte rendu de Francis Foreaux.

L’Œuvre d’art , textes choisis et présentés par Béatrice LENOIR
(Garnier-Flammarion ; collection Corpus ; 1999)

Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR Un IA-IPR est un inspecteur d’académie - inspecteur pédagogique régional, chargé d’inspecter les enseignants. de philosophie.

Le livre, essentiellement un choix de textes précédé d’une introduction générale selon le principe adopté par la collection, a le mérite et l’intérêt de s’interroger sur l’œuvre, sur le statut de l’œuvre d’art, et non sur l’art en général.

Béatrice Lenoir part d’un fait : l’œuvre d’art possède une ambiguïté et une étrangeté qui la rendent immédiatement opaque à la compréhension. Elle est, en effet, tout à la fois le produit d’une activité humaine et quelque chose que l’on rencontre ; un objet fabriqué, un artefact même, et une chose du monde ; un résultat et un donation originaire ; une subjectivité qui se dépasse dans un objet et une objectivité qui n’est rien sans sa reprise par une subjectivité. Elle est faite comme n’importe quel objet de consommation mais elle subsiste rebelle à toute assimilation ou instrumentalisation et s’impose à nous avec une évidence plus forte parfois que celle dont sont dotés les êtres de la nature, les montagnes devant nous ou le ciel étoilé au-dessus de nous. Elle semble ainsi être écartelée entre deux pôles extrêmes et l’on peut être tenté de réduire cette dualité à l’opposition du spectateur et du créateur ; mais ce sera en vain puisqu’on la retrouve présente et agissante dans le spectateur (participe-t-il à l’émergence de l’œuvre ou est-il passif ?) et dans le créateur (l’œuvre relève-t-elle entièrement de son activité consciente ? Dans quelle mesure lui échappe-t-elle ?). On peut tout ignorer de l’auteur d’une œuvre, méconnaître totalement les procédés de sa fabrication et la goûter pleinement ; cette ignorance et cette méconnaissance sont même souvent les conditions de son appréciation pleine et entière, appréciation qui serait gâtée et détournée par l’intrusion de considérations extérieures, mais son appropriation esthétique implique aussi nécessairement la conscience de son caractère artificiel et factice.

Béatrice Lenoir propose un parcours, à la fois logique par l’enchaînement des étapes fonctionnant comme les moments d’un approfondissement théorique et pédagogique par les références constantes faites aux auteurs, qui examine les réponses possibles ayant été données pour tenter de surmonter et de comprendre l’ambiguïté inhérente à l’œuvre. Les positions analysées sont ensuite illustrées par des textes précédés d’un commentaire qui les replace utilement dans leur contexte tout en donnant les quelques connaissances indispensables qui en facilitent la lecture.

Béatrice Lenoir part très astucieusement de la position la plus moderne qui consiste à dissoudre le problème et à escamoter l’œuvre. L’œuvre, en effet, est présentée traditionnellement comme un objet distingué par le goût ou, plutôt, par le bon goût ; or le bon goût peut être stigmatisé comme une mystification ayant pour vérité ultime la justification d’une norme sociale arbitraire (Pierre Bourdieu). Le goût présente comme naturel ce qui n’est en vérité que le produit de conventions sociales. Finalement, peut être considéré comme œuvre d’art un artefact quelconque, il faut et il suffit que des conditions institutionnelles le définissent comme telle (Dickies). Il ne nous reste plus qu’à tirer la conséquence de cette théorie critique pour avoir accès aux manifestations les plus modernes de la production artistique : l’art, s’il ne veut plus être au service d’une normalisation sociale, doit se libérer de l’œuvre et se présenter comme une activité ou une démarche (Marcel Duchamp et l’art conceptuel qui se réclame de lui ; les conduites de dérision ; toutes les installations qui occupent les salles d’exposition).

Cependant, à moins de se résoudre à dissoudre sciemment l’art dans une activité purement ludique (dada) et sans objet (le happening) ou encore de proclamer que tout le monde est artiste (Joseph Beuys) et que le beau n’existe pas, il faut bien accepter le principe d’une différenciation hiérarchisante, c’est à dire établir une différence de valeur (pas nécessairement ontologique) entre une œuvre et un objet quelconque. Ce qui conduit à prendre au sérieux une interrogation sur le statut de l’œuvre et à se donner pour tâche d’affronter, au lieu de l’annihiler, l’ambiguïté qui lui est inhérente.

Une fois cette position arrêtée comme un nouveau point de départ, Béatrice Lenoir présente successivement, selon un ordre qui n’est pas chronologique mais déterminé par la progression de l’analyse, les grandes réponses proposées par la tradition philosophique. La position phénoménologique finale lui permet de revenir utilement sur le sort de l’œuvre dans l’art contemporain en reprenant la question de l’ « œuvre ouverte » que la modernité artistique a soulevée en l’opposant explicitement à l’œuvre achevée, parfaite et close sur elle-même. L’opposition entre plusieurs définitions de l’œuvre dont nous partions au commencement de cette introduction, doit ainsi être révisée : l’œuvre comme totalité achevée rejoint l’ « œuvre ouverte » en ce point, lorsque au-delà des différences très effectives qui existent entre elles, ces œuvres font advenir un monde. De là l’identité qui existe sous ce rapport entre l’auteur et le spectateur, leur étonnement partagé devant l’œuvre faite (p. 39).

Ce livre, pédagogique dans son exposition et engagé par la thèse qu’il défend, est utile pour la vue d’ensemble qu’il propose du problème de l’œuvre et par les aperçus qu’il donne sur des auteurs peu fréquentés par les lecteurs moins avertis que d’autres des questions esthétiques. Il s’achève, comme les autres livres de la même collection, sur un glossaire (vade macum) qui le rend accessible aux élèves et sur une bibliographie qui en fait un outil de travail pour les enseignants.

L’œuvre est le produit d’une activité, celle de l’artiste, mais elle échappe aussi, en tant qu’elle est précisément l’œuvre d’un artiste et non un simple produit artisanal, à celle-ci. Elle acquiert ainsi une autonomie paradoxale qui a pu être l’objet de jugements opposés. Signe d’une participation à une puissance supérieure pour les uns (l’enthousiasme platonicien, l’inspiration romantique), elle est, pour d’autres (Valéry), quand elle est absolutisée, la marque d’une dépossession et d’une dépréciation quasi masochiste du travail conscient de l’artiste. Cette dernière interprétation a le mérite de mettre l’accent sur la part irrécusable de travail, souvent douloureux, qui accompagne toute création, mais elle n’explique pas pourquoi l’œuvre achevée reste irréductible à toutes les explications qu’on peut en proposer. Elle est le résultat d’une activité, qu’elle transcende cependant en acquérant une densité ontologique.

C’est cette altérité de l’œuvre qu’il faut tenter de comprendre. Chose du monde, autant et plus qu’une activité, que nous dit-elle du monde ? Joue-t-elle un rôle spécifique dans notre connaissance ? N’est-ce pas dans la mise en évidence de cette spécificité que l’on reconnaîtra l’originalité ontologique de l’œuvre qui n’est réductible ni à une chose naturelle ni à un ustensile ?

La réponse à cette question dépend de la manière dont on concevra l’articulation entre nos facultés, notamment entre notre sensibilité et notre intelligence. En effet, une chose au moins est certaine : une œuvre se présente toujours à nous dans une forme sensible mais, en même temps, elle est porteuse d’une signification et donc intelligible. Notons bien que cette articulation problématique recouvre l’ambiguïté signalée de l’œuvre. Par son caractère sensible, elle est un objet d’expérience qui suppose une donation comme n’importe quelle chose du monde auquel elle appartient et qui nous transcende ; sa signification suppose, en revanche, une possible
appropriation car comprendre, c’est ramener à soi, réduire l’altérité au même. Mais les termes de l’alternative peuvent se renverser : chose sensible, elle ne peut être que senti par un sujet singulier qui se l’approprie puisqu’on ne peut, comme on conviendra le sens commun, sentir par quelqu’un d’autre ; une signification, en revanche, n’est telle que si elle vaut, non seulement pour celui qui la conçoit, mais aussi pour tous ; elle n’appartient à personne en particulier. L’œuvre d’art résiste décidément à toute explication.

La satisfaction de la sensibilité qu’induit la contemplation d’une œuvre coïncide-t-elle avec celle que procure la vérité ?
Platon et Plotin, avec des différences que ne manquent pas d’indiquer Béatrice Lenoir, récusent une telle possibilité, alors qu’Aristote et le classicisme qui s’en inspirera l’admettent volontiers.

La pensée empiriste a cru pouvoir sortir de l’opposition entre en accordant une autonomie à la sensibilité. Dans cette optique, une œuvre se définit par ses effets qu’elle produit sur le sujet sensible, ce qui peut se comprendre d’une double façon. D’abord, d’une manière purement physique : les sensations agréables fortifient et exaltent notre puissance vitale (Burke). Mais, J.J. Rousseau, adversaire de tout ce qui s’apparente au matérialisme, propose une autre interprétation de l’œuvre:elle fonctionne à la manière d’un langage grâce auquel s’expriment nos sentiments. Elle est le langage de nos passions. C’est, en effet, nous permettrons nous d’ajouter, l’idée essentielle que défend J.J. Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues . Il expose à la fois une théorie de l’origine poétique du langage et oppose à Rameau, qui privilégie l’harmonie, une conception de la musique au service de la mélodie et de l’expression. D’une manière prémonitoire, si l’on considère le devenir de l’art moderne, il semble indiquer que la précellence accordée à l’harmonie, élément rationnel dans la musique, conduira inexorablement à dissocier l’élément formel et la sensation, produira un écartèlement entre deux conceptions inconciliables de l’œuvre, l’une orientée vers une œuvre purement formelle et d’entendement et l’autre axée vers la sensation brute. Dans les deux cas, ce qui disparaît, c’est la signification.

Il revient à Baumgarten, l’inventeur de l’esthétique, au moins du mot si ce n’est de la chose, de refuser la séparation de nos faculté dans la constitution et l’appréciation de l’œuvre. Ce refus se fait, cependant, sur la base d’une distinction : le sensible ne s’oppose pas à l’intellect, mais il s’en distingue puisqu’il saisit immédiatement et globalement ce que l’entendement appréhende d’une manière analytique et fragmentaire. Dès lors l’œuvre devra être pensée dans la perspective du rapport que l’homme entretient avec le monde et avec la vérité.

Pour Bergson, elle est le lieu, à la fois exceptionnel et exemplaire, d’une coïncidence entre l’absolu réalité et l’absolu singularité. Dévoilement fugace du monde, elle offre l’expérience d’une vérité métaphysique plus authentique que celle que produit la science au service de l’action et de l’utile. Cette solution a pu être refusée dans le privilège qu’elle accorde à une saisie immédiate du monde qui est toujours une fausse immédiateté. L’œuvre participe, en effet, selon Hegel, de la vérité dans la mesure où elle dit le monde non partiellement mais dans sa totalité. Elle participe du savoir absolu, à côté des représentations de la religion et de la pensée philosophique. Cependant, son immédiateté est illusoire et la compréhension de ce qui se dit en elle conduit, par un mouvement immanent, à son dépassement dans une forme plus élevée du savoir absolu. Du point de vue du savoir, l’art et ses œuvres sont donc voués à disparaître et Hegel peut proclamer la mort de l’art.

Nous nous trouvons devant le paradoxe suivant : l’affirmation apparemment extrêmement valorisante selon laquelle l’œuvre serait porteur d’une vérité sur le monde peut conduire à la considérer comme obsolète car la vérité se dit mieux et plus justement dans le concept.

Mise à jour : 2 mai 2012