Philosophie

Exercices de réflexion à partir de fiches de cours

lundi, 25 février 2013

http://philosophie.ac-amiens.fr/435-exercices-de-reflexion-a-partir-de-fiches-de-cours.html

Exercices extraits de l’ouvrage Réussir les épreuves de philosophie d’Emmanuel Duits (Studyrama, 2011), avec l’aimable autorisation de l’auteur. A chaque partie de cours succède une question qui invite l’élève à aller au-delà de la simple remémoration du cours. Quatre réponses possibles sont proposées et commentées. Selon les réponses, suit un éclairage qui complète le cours et ouvre une dimension de questionnement personnel.

QU’EST-CE QUE LA LIBERTÉ ?

On entend par liberté (ou libre-arbitre) la possibilité de faire ses choix par sa propre volonté, et non sous l’effet de pressions contraignantes. Liberté est synonyme d’autonomie (= se donner sa propre loi). Ici nous ne parlons pas de la liberté au sens juridique du terme, mais de la liberté intérieure.

La liberté : une illusion ?

Il est facile de se croire libre. Le consommateur qui se jette sur la chaussure de sport à la mode, et qui aime le groupe en vogue, se prétend libre, il a l’illusion d’affirmer ses goûts personnels alors qu’il suit les ordres de la publicité. Chacun d’entre nous est sans cesse poussé à agir dans un certain sens par diverses pressions : familiales, sociales, économiques, médiatiques.
D’autre part, l’époque à laquelle on vit détermine en grande partie notre vie et nos possibilités. Comme l’exprime J.-.J. Goldman dans une célèbre chanson : « Si j’étais né en 1917 à Leidenstadt, sur les ruines d’un champ de bataille, aurais-je été meilleur ou pire que ces gens, si j’avais été Allemand ? Bercé d’humiliation, de haine et d’ignorance, nourri de rêve de revanche, aurais-je été de ces improbables consciences […] ? »

Ainsi, on peut soupçonner nos valeurs et choix de dériver de la situation historique et sociale dans lesquelles nous sommes insérés. Décidons-nous réellement de notre destin ? Ou bien, sommes-nous de simples marionnettes, qui obéissent, sans même le savoir, à différents conditionnements qui nous font penser et agir d’une certaine façon ? On le voit, notre être est soumis à des influences déterminantes. Peut-on prendre des décisions librement ? Pour appréhender cette question, il faut monter à un niveau plus général et se demander si une quelconque liberté intérieure est possible.

Qu’est-ce que le déterminisme ?

Cette doctrine affirme que tout dans le monde est déterminé. C’est-à-dire qu’un événement se passe tel qu’il devait se passer, et ne pouvait en aucune façon être différent. En langage philosophique, on dira que tout est nécessaire.
Supposons qu’un homme commette un crime, ou lève son petit doigt : ces deux actes sont dus à l’ensemble des forces qui s’exerçaient sur lui à cet instant : sa tension nerveuse, l’enchaînement de ses émotions et idées, les personnes présentes, etc. Même l’acte apparemment le plus libre est, lui aussi, déterminé : si l’on tombe amoureux, c’est parce que notre état hormonal nous y pousse ; et si nous sommes amoureux d’une personne précise, c’est pour des raisons bien définies, souvent liées à des émotions de la prime enfance – comme Descartes était attiré par les femmes qui louchent, parce qu’il avait connu enfant une petite fille ayant ce léger défaut.

Illustration

« Un prisonnier à l’intérieur des murs de sa prison est libre de rêver, un PDG, libre apparemment de se déplacer, ne le fera qu’en obéissant au mythe aliénant […] de la rentabilité et de la production. La recherche de la dominance nous entraîne aux mécanismes les plus primitifs de notre système nerveux central aussi inéluctablement que les menottes des policiers […] La liberté commence où finit la connaissance. Avant, elle n’existe pas […] Après elle n’existe que par la croyance que nous avons de ne pas être commandés par [les lois] puisque nous les ignorons. […] l’individu n’existe pas en dehors de sa niche environnementale à nulle autre pareille qui le conditionne entièrement à être ce qu’il est ».

Henri Laborit (1914-1995), La Nouvelle Grille, Gallimard 1974.

Exercice de réflexion

Le sentiment de liberté est-il un argument suffisant contre le déterminisme ?

  1. Oui, parce que la liberté est une évidence.
  2. Non, parce que le déterministe pense qu’il s’agit d’un sentiment illusoire.
  3.  Non, parce que le déterministe s’appuie sur la science et non sur un sentiment.
  4. Non, parce qu’un sentiment subjectif n’a jamais rien prouvé.

Réponses

1 : Le sentiment de liberté est peut-être une évidence, et alors ? Le sentiment que la Terre est immobile est aussi une évidence, ce qui n’empêche qu’elle tourne !

2 : Meilleure réponse. Le déterministe reconnaît que nous nous sentons libres, mais pour lui ce sentiment est dû à ce que nous ignorons les causes qui agissent effectivement en nous. Ainsi, la psychanalyse révèle que nous ne sommes pas tombés amoureux de telle personne sans raison, mais par une série de déterminismes inconscients, qui, par définition, échappent à notre attention.

3 : Le déterministe s’appuie sur certaines données des sciences humaines. Mais le fait qu’une personne fasse appel à des données scientifiques pour appuyer ses thèses ne les prouve pas automatiquement ! Beaucoup de points de vue empruntent telle ou telle observation à la science. Le déterminisme est une conception du monde, et non une théorie scientifique comme l’est la relativité ou la mécanique quantique.

4 : Idée fausse. Il y a des preuves de différents types. Certains sentiments subjectifs constituent des preuves : le sentiment de penser est bel et bien la preuve que j’existe.

TOCQUEVILLE ET LA TYRANNIE DE LA MAJORITÉ

► Alexis de Tocqueville (1805-1859) considère la dynamique de l’égalité, qui est train de renverser tous les régimes monarchiques à son époque. Les anciennes structures sociales, fondées sur l’inégalité des places et une sorte d’acception fataliste (chacun y était plus ou moins enfermé dans sa condition de naissance), vont disparaître ; à la place s’établit le règne de l’inquiétude, chacun espérant trouver mieux qu’il n’a, et enviant les personnes qui sont au-dessus de lui.
Tocqueville décide de voyager en Amérique pour y mener une enquête de terrain sur la démocratie la plus accomplie de son temps, chimiquement pure, car elle est née dans un environnement où ne subsistent pas les traces des anciennes inégalités.

Il y décèle plusieurs dangers en devenir, qui pourraient affecter toute démocratie future :

– la tyrannie de la majorité : sans réel contrepoids, la majorité est toujours tentée d’opprimer la minorité, ou de peu en tenir compte. Pour obtenir des postes, les candidats devront contenter la majorité, ce qui poussera à prendre des décisions plus ou moins consensuelles et moyennes. Enfin, le conformisme intellectuel s’installe : sans protection de la part de nobles appréciant l’originalité, les écrivains ne peuvent s’attaquer au seul pouvoir en place, celui de la majorité ; ils s’autocensurent et évitent les hypothèses hardies (voir le chap. « Du pouvoir qu’exerce la majorité en Amérique sur la pensée »).
Il est intéressant de noter que Tocqueville prévoit déjà les nouvelles formes de répression en démocratie, non plus par la prison ni la torture, mais par la mort sociale, la mise à l’écart, le rejet de la majorité faisant des déviants des parias.

– le règne d’une certaine médiocrité : faute d’une noblesse héréditaire pouvant consacrer son temps au loisir et à l’étude, les Américains étaient éduqués en vue d’une activité rentable ; ils n’étaient pas ignorants mais attachés à des savoirs pratiques ; il n’y avait pas de misère criante, mais pas non plus de hauts sommets de culture. Du point de vue aristocratique – celui de Tocqueville –, l’héroïsme et la passion du savoir, se perdent dans une société qui vise le confort et le doux bonheur des citoyens.

– Le risque d’une forme insidieuse et inédite de dictature : « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort […] Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir […] que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

N’est-on pas alors aux portes d’un nouvel asservissement, qui se ferait par le loisir, le contentement bête et paresseux, la consommation ? Tocqueville repère aussi différents remèdes dans la société américaine, notamment la liberté de la presse d’une part, et la riche vie associative de l’autre, au sein de laquelle chaque citoyen s’investit pour agir sans attendre que l’État ne le fasse à sa place.

Illustration

« Je regarde comme impie et détestable cette maxime qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ?

Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi, c’est la justice. La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple. Et quand je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain.

Et il y a des gens qui n’ont pas craint de dire qu’un peuple, dans les objets qui n’intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu’ainsi on ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c’est là un langage d’esclave.
Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? »

A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, chap. VII : Tyrannie de la majorité.

Exercice de réflexion

Faut-il recourir à des mécanismes de démocratie directe comme les référendums ?

  1. Non car c’est céder à la tyrannie de la majorité.
  2. Oui, à condition de les encadrer.
  3. Il faut plutôt songer à la démocratie participative.
  4. Il faudrait établir partout des mécanismes de démocratie directe.

Réponses

1 : Pour éviter la tyrannie de la majorité, il existe d’autres procédures que d’empêcher la démocratie directe : introduire une part de proportionnelle dans le calcul du pourcentage des voix lors d’un vote, par exemple, ce qui donnerait un certain poids aux partis minoritaires.

2 : Meilleure réponse, quoi qu’assez floue. Les référendums doivent être encadrés dans la mesure où n’importe qui ne doit pas pouvoir lancer un référendum fantaisiste. Mais, si on veut limiter les sujets de référendums possibles, on risque de confisquer certaines décisions au peuple.
En ce qui concerne les grands choix de société, il paraîtrait assez normal de consulter les citoyens et de les laisser décider. L’encadrement ne devrait porter que sur le déroulement technique du référendum (la façon dont la parole est donnée…). Un référendum accompli dans de mauvaises conditions (sans débat ni information contradictoire et approfondie des votants) risque de déraper, alors qu’exercé selon une procédure éprouvée (comme c’est le cas des votations, en Suisse), ce mode d’expression a fait ses preuves.

3 : Réponse trop floue. Que désigne la démocratie participative dans ce contexte ? La participation des citoyens consiste-t-elle à entériner un projet concocté par quelques décideurs, ou à l’élaborer collectivement ? Dans le deuxième cas, c’est une direction prometteuse selon différents chercheurs (voir Loïc Blondiaux, Le Nouvel Esprit de la démocratie, Le Seuil).

4 : Réponse utopique et trop radicale. Établir partout la démocratie directe était le programme des Soviets, ces conseils d’ouvriers qui régissaient les usines lors de la révolution russe. Mais un tel modèle est-il transposable à l’hôpital, dans l’école, dans l’administration ? Les personnels doivent-ils élire les médecins, les ingénieurs, etc. ?

LA DÉMOCRATIE : UNE ILLUSION ? DE MARX A LASCH

Comme l’a montré Spinoza, un pouvoir ne peut s’appuyer durablement sur la répression. Il faut que les populations adhèrent au régime : le pouvoir se dote d’une légitimité qui se fonde sur un idéal ou sur des valeurs partagées. L’idéal de la royauté et de la théocratie est de se conformer aux lois divines. Dans nos sociétés, nous adhérons en général à l’idée de démocratie.

Marx et les libertés formelles

Mais pour Marx (XIXe siècle), la démocratie bourgeoise est une idéologie, c’est-à-dire une pensée diffusée par la classe dominante, pour maquiller son exploitation et légitimer sa position supérieure aux yeux des classes dominées. Elle octroie des droits purement formels (se réunir, voter, etc.) mais la démocratie est de fait illusoire : seuls les dominants ont assez de temps et d’argent pour mobiliser suffisamment de moyens et accéder au véritable pouvoir. L’État reflète donc les intérêts des seuls possédants tout en se faisant passer pour l’expression de l’intérêt général.

Les courants réformistes amenderont cette conception, considérant que les classes dominées, plus nombreuses et alliées aux classes moyennes, peuvent se faire entendre et obtenir des réformes en leur faveur par la voie parlementaire (ce sera la position de Jaurès au début du XXe siècle).

Le pouvoir des experts

Selon Max Weber (1864-1920), il existe trois types de pouvoir : le pouvoir traditionnel (anciens, rois), le pouvoir charismatique (chefs qui mobilisent un peuple) et le pouvoir techno-scientifique. A un extrême du spectre, se profile le danger du populisme, l’expression brute et sans intermédiaires de la prétendue volonté du peuple, incarnée par un leader charismatique. Il faut donc quelques garde-fous, comme des institutions indépendantes et des procédures garantissant les libertés publiques. Cette position est du moins celles des gouvernants qui restent méfiants vis à vis des passions populaires. A l’extrême inverse du populisme, on trouve la technocratie, impersonnelle et éclairée, qui considère que le peuple n’a pas les connaissances suffisantes pour prendre des décisions valables dans une société complexe.

L’utopiste Saint-Simon avait mis en forme cette idée, en préconisant un gouvernement des savants et des industriels. Mais cette vision laisse entendre que les questions politiques sont susceptibles d’un traitement totalement rationnel ; il ne s’agirait plus alors de choix fondés sur des valeurs, mais de décisions découlant logiquement d’une situation. Or il n’y a pas de décisions politiques qui, dans l’absolu, soient meilleures que d’autres : chaque décision politique favorise les intérêts de certains ou un mode de développement particulier (auquel il est toujours possible de préférer une autre option).

Exercice de réflexion

Y a-t-il des dangers d’un pouvoir guidé par des experts ?

  1. Les experts en économie et en science sociale doivent gouverner
  2. Il n’y a pas de danger si les experts sont compétents
  3. Les experts sont au service de lobbies et n’œuvrent pas pour l’intérêt général
  4. Les experts risquent de confisquer la démocratie au peuple.

Réponses

1 : Réponse typiquement technocratique. Selon cette conception, il existerait de bonnes et de mauvaises décisions, que les experts pourraient déterminer. C’est réduire la décision politique à la résolution d’une équation à laquelle existe une solution définie. Mais le champ politique a ses spécificités. Face à une même situation, plusieurs décisions sont techniquement possibles : un gouvernement peut abaisser les charges ou relancer les dépenses publiques ; les experts pourront prédire les conséquences probables de ces décisions et quels types de publics elles favoriseront et défavoriseront. Mais ils ne pourront pas définir quelle est la bonne décision. Leur rôle sera plus consultatif que décisionnel.

2 : Réponse naïve. Des experts compétents peuvent aussi se tromper, ou s’appuyer sur des connaissances partielles – une discipline scientifique étant toujours inachevée et perfectible, elle ne permet pas de prévoir tous les cas. Par exemple, les experts en nucléaire qui ont mis en place la centrale de Fukushima étaient sans doute parmi les plus compétents de la planète, ce qui n’a pas suffi à empêcher la catastrophe de 2011.

3 : Réponse pessimiste. Même si dans quelques cas on a vu des experts qui avaient intérêt à certaines décisions ou à favoriser certains secteurs, il existe des moyens pour encadrer cette dérive (pluralisme des experts, rôle des associations citoyennes, investigations de la presse, lois etc.).

4 : Meilleure réponse. Dans une société très complexe, il est tentant pour les décideurs de demander leur avis aux experts. Ceux-ci, lorsqu’ils font partie de l’administration, auront une durée de présence aux affaires bien plus longue que celle des élus. Ils orienteront par leurs rapports les décisions. Leur influence sera difficile à contrebalancer, sauf en mettant en place des mécanismes permettant aux citoyens de se réapproprier les questions. C’est le but des conférences de consensus, durant lesquelles un panel de gens ordinaires entend des experts sur des questions complexes comme les OGM et les nanotechnologies, puis élaborent lui-même des préconisations. Les prometteurs de telles démarches ont constaté que les personnes ordinaires, une fois informées sur un dossier, faisaient des propositions intéressantes et avisées. A ce sujet, voir Callon, Lascoumes et Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Le Seuil.

LA THÉODICÉE

Du XVIe au XVIIIe siècle, les philosophes rationalistes ont voulu expliquer le mal comme un ingrédient logique du monde. On appelle théodicée la justification de Dieu :

Selon Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) (in Essais de Théodicée) l’intelligence divine calcule à l’avance tous les univers possibles, et prévoit leurs évolutions – un peu comme on ferait tourner un programme sur ordinateur pour simuler les évolutions possibles d’un système. Parmi tous les univers possibles, Dieu choisit alors de faire exister le meilleur ; un monde parfait, dénué de mal, serait impossible. Le mal n’est que la contrepartie inévitable de notre sensibilité et de la richesse de cet univers : supprimer la souffrance, cela reviendrait à supprimer la vie. Les malheurs concourent à des biens supérieurs et à la diversité musicale de l’ensemble. En tant que créatures, nous sommes imparfaits en intelligence et en volonté : se tromper, vivre des conflits, est inscrit dans notre nature de créatures limitées.

Maintenant, la notion de mal est-elle correcte ? Parler du mal, n’est-ce pas donner une réalité à un fantôme ? Prenons un loup qui attaque un agneau et le dévore ; pour l’agneau, c’est un mal, pour le loup c’est un bien. Une mygale nous paraît laide, mais dans l’absolu elle n’est pas laide ; mieux : elle exprime sa perfection dans son ordre. Selon Spinoza (XVIe siècle) Les notions de bien et de mal, de beau et de laid existent pour un individu donné, à un moment précis, en fonction de l’état de son système nerveux, mais dans l’absolu chaque chose existe dans sa nécessité.

Avec Spinoza, le problème du mal se dissout : en arrêtant d’attribuer aux choses des valeurs qui n’existent que pour nous, nous pourrons les voir enfin dans leur réalité et leur perfection. Le problème est de dépasser la connaissance du premier genre qui ne saisit qu’une partie des phénomènes et ne voit pas l’enchaînement nécessaire des causes et des effets. Mais en réalité, rien n’est mauvais en soi, il faut savoir sortir de notre point de vue partiel pour considérer le tout. On verra alors que l’univers forme un système harmonieux et cohérent, où le mal n’existe pas.

Cette vision se rapproche peut-être de celle des sages orientaux, pour lesquels l’univers apparent est une illusion. Les hindous parlent de la maya : ce que nous voyons et percevons dépend de notre état intérieur. Nous sommes troublés, confus, et percevons le monde comme horrible ou douloureux. Si nous dépassions nos propres limites, nous accéderions à une connaissance unitive – illumination mystique – et nous verrions alors l’univers tel qu’il est.
Mais de telles conceptions, même appuyées sur des philosophies et des expériences intérieures, sont difficiles à accepter. Comment croire que la souffrance de millions d’êtres humains est une simple illusion, qu’il s’agit d’un point de vue dont nous pourrions nous libérer ?

Dans sa critique de Leibniz, Pierre Bayle (1647-1706) considère qu’il n’y a pas de solution rationnelle au problème du mal. Le croyant s’en remet avec confiance en Dieu, malgré les souffrances injustes ; il croit dans le silence et le tremblement. Seul le fidéisme, c’est-à-dire la croyance dans l’Écriture, et le renoncement à comprendre le mystère du mal, permet d’affirmer que Dieu est tout-puissant et bon, mais nous ne pouvons saisir son action insondable.

Illustration

« Les hommes s’étant persuadé que tout ce qui se fait dans la nature se fait pour eux, ont dû penser que le principal en chaque chose c’est ce qui leur est le plus utile, et considérer comme des objets supérieurs à tous les autres ceux qui les affectent de la meilleure façon. Ainsi se sont formées dans leur esprit ces notions qui leur servent à expliquer la nature des choses, comme le Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté, la Laideur, etc., et comme ils se croient libres, ils ont tiré de là ces autres notions de la Louange et du Blâme, du Péché et du Mérite […] ils pensent que la nature d’un être est bonne ou mauvaise, saine ou viciée et corrompue, suivant les affections qu’ils en reçoivent. Par exemple, si les mouvements que les nerfs reçoivent des objets qui nous sont représentés par les yeux contribuent à la santé du corps, nous disons que ces objets sont beaux ; nous les appelons laids dans le cas contraire. C’est ainsi que nous appelons les objets qui touchent notre sensibilité, quand c’est à l’aide des narines, odorants ou fétides »
Spinoza, L’Éthique, appendice de la première partie, trad. Émile Saisset (1861).

Exercice de réflexion

En quel sens pourra-t-on prétendre que le mal est une illusion ?

  1. Parce que chacun appelle mal ce qui l’affecte
  2. Parce que Dieu est parfait
  3. Parce qu’il existe plus de bien que de mal
  4. Parce que l’homme vit dans l’illusion.

Réponses

1 : Réponse spinoziste. Chaque organisme se sent affecté de façon positive ou négative par ce qu’il rencontre ; il appelle bien ce qui lui procure de l’agrément et mal ce qui le blesse. Mais les choses prises en elles-mêmes, ou plutôt du point de vue du système global de l’univers, sont toutes nécessaires. Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, termes qui ne reflètent que des jugements parcellaires d’hommes ayant un point de vue limité sur le tout.

2 : Réponse religieuse dogmatique. Dieu étant parfait, il a créé un univers parfait et donc le mal ne peut résider que dans notre regard (ou dans les actes humains).

3 : Réponse erronée. Si l’univers est le meilleur des mondes possibles, on ne peut pas en conclure que le mal est illusoire ; on peut à la rigueur minorer ou relativiser son importance.

4 : Réponse qui sort du champ rationnel. Pour les traditions panthéistes, l’homme vit dans l’illusion, un peu comme un rêveur. Il est séparé du réel à la fois par ses sens, son éducation, sa façon de percevoir, etc. ; ce n’est que par une ascèse intellectuelle voire physique et perceptive (cf. le yoga) qu’il pourra perdre ses lunettes déformantes. Une telle conception s’appuie sur des témoins (les mystiques ou le sage platonicien qui est sorti de la caverne), mais s’éloigne de l’existence de l’homme ordinaire.