vendredi, 18 mai 2012
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Compte rendu de Francis Foreaux.
Dominique Schnapper : La Commmunauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation (Paris, Gallimard, NRF essais, 1994).
Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.
Il est devenu de bon ton de critiquer la nation. Certains voient en elle, à l’heure de la mondialisation, une notion dépassée ; d’autres, la rendent responsable des violents conflits qui ont parcouru tout le 20ème siècle et appellent de tous leurs vœux l’émergence d’une citoyenneté post-nationale.
Dominique Schnapper ne propose rien moins que de réhabiliter la nation, ce qui passe par la nécessité d’en produire un concept adéquat ou, plutôt, puisque sa démarche se veut sociologique, d’en construire un idéal-type opératoire. Quelle est donc cette chose qui est omniprésente mais qui reste si opaque, si rebelle à toute approche objectivante qu’on a souvent été tenté d’en faire un mythe, voire un produit délirant de l’imagination collective ?
L’auteur distingue soigneusement la nation de l’ethnie et de l’État. L’ethnie, sur laquelle se fondent tous les nationalismes, est pré-nationale et il y a eu des États qui n’étaient pas nationaux (les empires) et qui étaient purement et simplement ethniques. Toute nation-unité politique ne constitue pas une nation, au sens précis que l’on veut donner au mot, et il faut réserver le terme de nation aux sociétés dans lesquelles les particularismes, qu’ils soient ethniques, religieux, culturels, historiques ou sociologiques, sont transcendés par la politique. La constitution d’une communauté de citoyens et l’existence d’un territoire avec des frontières clairement délimités sont autant les conditions que les effets de la nation. L’individu, libéré de toutes ses appartenances locales et devenu de ce fait un citoyen abstrait, doit pouvoir participer avec tous ses contemporains, qui sont formellement ses égaux, à une vie politique se déployant dans un espace public nettement séparé de la sphère du privé. Cette scène publique n’appartient, en doit, à personne ; elle est un lieu vide. La représentation d’un territoire a pour effet de substituer aux liens de dépendance verticaux et inégalitaires un ensemble de relations horizontales entre des individus égaux qui ont le sentiment d’appartenir, de ce fait, à une communauté instituée et non naturelle. La nation est contemporaine de l’époque démocratique et l’auteur emploie volontiers comme des synonymes les dénominations suivantes : « nation-communauté de citoyens », nation civique et nation démocratique qu’il distingue de « nation-unité politique » et nation ethnique. S’il fallait résumer d’une seule formule la conception de la nation que propose l’auteur, il faudrait retenir celle-ci : « La transcendance par la citoyenneté ».
La nation-communauté de citoyens implique des processus originaux d’intégration, essentiellement différents de ceux qui sont mis en œuvre par l’assimilation ethnique. Les processus d’intégration à la nation reposent sur le principe de l’« éducabilité » des hommes qu’on espère pouvoir délier de tous les déterminismes naturels ou culturels qui pèsent sur eux et sur le présupposé de l’égalité formelle qui trouve dans l’exercice du droit de vote l’une de ses expressions les plus significatives. Ils s’appuient sur des institutions démocratiques spécifiques, notamment sur la conscription et l’instruction publique. [1] L’intégration nationale passe également par la fabrication d’une histoire commune, génératrice de valeurs partagées, et est renforcée par la guerre ou par le sentiment d’une menace extérieure. Mais, d’une façon plus générale, la nation n’a pu historiquement émerger que grâce à l’existence d’un projet politique singulier dans lequel l’ensemble des citoyens a pu se reconnaître et auquel ils ont pu s’identifier (les libertés politiques pour les Anglais).
Ainsi comprise, la nation, la nation civique, peut être lavée de tous les maux dont on l’a accablée. On a voulu voir en elle une abstraction politique destructrice, niant violemment les différences concrètes. Or, si la nation suppose bien l’existence d’une sphère publique homogène, elle laisse subsister à côté d’elle, sous la seule réserve de leur séparation, une sphère privée. On peut même soutenir que, bien loin d’anéantir les différences concrètes, elle a pour condition la reconnaissance de la diversité des intérêts, de la multiplicité des valeurs, de la variété des croyances, de la pluralité des orientations politiques partisanes etc. qui doivent être transcendés dans la recherche du compromis politique caractérisant et justifiant l’existence d’une sphère publique. Il suffit, pour être convaincu, de donner le contre exemple des totalitarismes qui rendaient impossibles l’expression et la concrétisation d’une nation civique en uniformisant la société. On l’a aussi accusée d’être une cause de conflits et même d’être à l’origine des désastres de ce siècle. Il faut cependant arrêter d’imputer à la nation la responsabilité des guerres du 20ème siècle, car « Les plus grands conflits du 20ème siècle ont été ethniques, impériaux et idéologiques » (p. 145) ; ils n’ont pas pris leur source dans les nations les plus achevées (la France, l’Angleterre, les États-Unis) qui, elles, étaient plus portées vers le pacifisme que bellicistes.
Qu’en est-il maintenant de la distinction, qui a été officialisée après la guerre de 1870 par Monnsen du côté allemand et par Renan du côté français, entre la nation ethnique, généalogique, destin, individu collectif et la nation civique, élective, liberté, collectif d’individus ? En guise de réponse à cette question, l’auteur avance, dans le chapitre V (Penser la nation), une thèse sans doute originale mais conforme à sa définition de la nation. Cette distinction entre une nation de type germanique et une nation de type français aurait une cause historique ; elle serait, somme toute, le résultat d’un accident historique, ce qui doit nous conduire à soutenir et à maintenir l’unicité de la notion idéal-typique de nation, malgré l’affirmation devenue un lieu commun de sa dualité. En effet, « l’idéologie de la nation ethnique a été le moyen de justifier l’échec de la nation dans l’Europe centrale » (p. 180). C’est la nation ethnique, expression d’un inachèvement de la nation, qui est contingente, relative à des conditions historiques et non la nation civique. Cette dernière acquiert du même coup une valeur transhistorique, quasi universelle, bien que l’auteur insiste à plusieurs reprises sur son caractère historique mais tout en la replaçant dans une représentation du devenir de la culture occidentale qui n’est pas exempte d’une vision téléologie.
Cette thèse, dont il faut mesurer toute la portée, appelle au moins une remarque. Une certaine ambiguïté semble, en effet, régner sur les analyses proposées par l’auteur. Elles oscillent constamment entre une approche strictement sociologique qui se contente de construire à partir de la diversité des faits un idéal-type et une démarche plus philosophique qui conduit à élever la nation civique au rang d’une Idée régulatrice. Dans le premier cas, la nation reste un fait alors que, dans le second, elle possède un fondement rationnel qui la rend indépendante des conditions sociologiques et historiques, celles-ci n’étant retenues que dans la mesure où elles particularisent un concept devenu effectif mais en soi universel et nécessaire. Plusieurs passages du livre vont dans ce second sens. [2] On peut penser que l’ambiguïté signalée prend sa source dans l’emploi de la notion d’idéal-type qui a une fonction purement descriptive mais qui reste aussi toujours abstraite et inadéquate aux faits qu’elle décrit et dépasse.
La remarque a son importance si l’on considère le dernier chapitre, la démocratie contre la nation. Dans ce chapitre, l’auteur fait un diagnostic, il énumère avec objectivité, sans avoir l’air de vouloir les juger, les faits nouveaux qui menacent la nation en ruinant ses conditions d’existence. Au-dessus d’elle, apparaissent des intitulions supranationales et se fait jour l’idée d’un « patriotisme postnational » (Habermas). En dessous d’elle, le productivisme hédoniste, encouragé par le développement de la société économique, engendre une dévalorisation de la vie politique et le repliement de l’individu dans la seule sphère privée , ; l’homogénéisation de la vie sociale, des modes de consommation et des manières d’être, rend inutiles les processus de conciliation dans une sphère publique autonome. De plus en plus, la revendication d’une démocratie directe, opposée à la démocratie représentative liée à la nation civique, gagne du terrain et s’inscrit dans les mœurs. La fin de l’empire soviétique a privé les nations de l’Europe de l’Ouest d’un ennemi par rapport auquel elles se définissaient autour d’un projet politique fédérateur. Tous ces faits semblent miner la nation, en faire un état social périmé ou la réduire au rang d’une idée dépassée.
La question du statut théorique qu’il faut accorder aux analyses de Dominique Schnapper devient, ici, décisive. Si elle nous propose une enquête sociologique, on ne peut alors que constater, pour s’en réjouir ou pour s’en plaindre en fonction de la valeur que l’on accorde à la démocratie directe, le déclin de la nation. En revanche, si la nation a un fondement rationnel, elle devient une fin que tout individu raisonnable doit se donner à moins de renoncer, ce qui est toujours possible, à l’usage de sa raison. Plus qu’une analyse des faits, son étude définit alors un devoir être et prescrit une tâche historique à laquelle on ne pourrait raisonnablement se dérober.
[1] « L’École, qu’elle soit directement organisée par l’État ou contrôlée par lui, est l’institution de la nation par excellence » (p.131). « Il faut insister sur le fait que l’École ne dispense pas seulement une idéologie nationale et une mémoire historique communes par le contenu de l’enseignement. Plus profondément, à l’image de la société politique elle-même, elle forme, elle aussi, un espace fictif, dans lequel les élèves, comme les citoyens, sont traités de manière égale, indépendamment de leurs caractéristiques familiales ou sociales » (pp. 132/33).
[2] « L’idée de nation ne pouvait se fonder sur la seule ambition rationnelle et universaliste de la citoyenneté, elle ne pouvait pas éviter de faire appel aux émotions liées à la singularité historique et culturelle de chaque entité nationale » (p. 155).