vendredi, 18 mai 2012
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Compte rendu de Laurent Fedi.
Jean-Michel Salanskis, Modèles et pensées de l’action (Paris, L’Harmattan, collection Action & Savoir, 2000).
Compte rendu de Laurent Fedi.
" Assez d’actes, des mots ! ". Ce slogan ironique de l’après mai 68, sur lequel s’ouvre le livre, dit assez l’importance de l’action pour le vingtième siècle : de fait, les grandes pensées de ce siècle ont largement consisté à fonder ou à étayer de nouvelles approches de la cognition sur une dynamique : dynamique de la conscience (Husserl), du corps (Merleau-Ponty) ou du texte (Ricoeur). Ce livre entrecroise une réflexion théorique sur l’essence de l’action et une relecture des grandes pensées contemporaines envisagées dans leur confrontation à ce problème précis.
Jean-Michel Salanskis pose une définition liminaire, volontairement neutre, selon laquelle l’action est une " impulsion résultative " où s’engage et se concentre un " suppôt " qui donne à l’agir une dimension comportementale. Sur cette base, il échafaude, par un travail de pure réflexion, trois " modèles " de l’action : celui de l’actualisation (impulsion résultative des systèmes dynamiques), le modèle pragmatique (l’acte de langage) et celui de la construction (élaboration d’un objet selon une clause récursive), ce dernier thème étant par ailleurs un axe privilégié de sa philosophie mathématique (voir Le constructivisme non standard, 1999). Les doctrines de Husserl, Heidegger, Wittgenstein, Ricoeur, Davidson sont ensuite revisitées dans la perspective d’une confrontation avec ces modèles préalablement élaborés.
Jean-Michel Salanskis est apparemment guidé, dans le choix des références, par l’idée — constamment présente en filigrane — selon laquelle l’action enveloppe du sens. Aussi ce livre a-t-il tout naturellement sa place dans une œuvre consacrée pour l’essentiel à l’herméneutique (voir L’herméneutique formelle, 1991, Heidegger, 1997, Husserl, 1997 et Le temps du sens, 1997). La thèse ici soutenue est en effet que l’action ne réside ni dans la pure efficacité d’un agent, ni dans les purs effets pratiques de l’acte, mais qu’elle habite la continuité de l’impulsion et du résultat. Cette thèse oriente, d’abord souterrainement, puis ouvertement, l’interprétation des doctrines. Jean-Michel Salanskis estime par exemple que la théorie des quantifications phrastiques d’événements de Davidson manque l’ " intrigue actionnelle ", faute de pouvoir rattacher l’événement à l’impulsion ou au résultat. La phénoménologie, qui permet de penser " la façon dont le suppôt corporel s’implique dans une impulsion qui est projection de lui " (p. 160) a été, de son côté, plus attentive à l’impulsion qu’au résultat.
Cette thèse s’accompagne d’une très originale réhabilitation du sujet, progressivement amenée à partir du chapitre consacré à Ricoeur. Selon Jean-Michel Salanskis, le texte peut être considéré chez Ricoeur comme l’homologue d’un sujet, dès lors qu’il renferme un principe interne de cohésion légitimant, entre autres choses, ses découpages en sous-ensembles : en bref, la " tension-de-cohérence " dont le texte est chargé tiendrait lieu de conscience, de corps, d’existence, d’affects, d’histoire. Tournant le dos aux théories matérialistes du texte et de l’action, dont il mesure cependant la valeur argumentative, Jean-Michel Salanskis considère la liquidation intégrale du sujet comme une position intenable pour la philosophie : " Dans ce que nous entendons comme action [...] il y a l’idée d’une ponctualité, d’une événementialité, de quelque chose qui se détache de la fluence, qui émerge comme une sorte de stabilité fugitive, ou de pointe mémorable du passage généralisé " (p. 229).
Ce livre brillant apporte, enfin, une contribution non négligeable à la pédagogie des mathématiques. Mettant à profit une expérience déjà ancienne mais toujours présente à sa réflexion, de professeur de mathématiques en lycée, Jean-Michel Salanskis montre que le déficit imaginatif et la réticence à la prescription, qui sont d’après lui les deux obstacles majeurs à la compréhension des opérations de base, tiennent à un problème de transmission de l’action que les philosophies kantienne et husserlienne permettent de poser de façon concrète.