Philosophie

Saint Girons, Baldine : L’Acte esthétique

vendredi, 18 mai 2012

http://philosophie.ac-amiens.fr/348-saint-girons-baldine-l-acte-esthetique.html

Compte rendu d’Alain Panéro.

Baldine Saint Girons : L’Acte esthétique (Paris, Klincksieck, 2008).

Compte rendu critique d’Alain Panero, professeur à Amiens.

La notion pour le moins synthétique d’acte esthétique, introduite par Baldine Saint Girons dans son dernier livre publié aux éditions Klincksieck, étonne et même provoque. On voit bien ce qu’est un acte. L’acte, qui suppose la liberté, s’oppose au mécanisme, au tout fait, au pseudo dynamisme du tournebroche, bref à toute phénoménalité figée et vidée de sa vivante imprévisibilité. Mais qu’est-ce donc qu’un acte spécifiquement esthétique ? Pourquoi accoler avec insistance ces deux termes s’il ne s’agit, après tout, que de pointer, à nouveaux frais, l’élan de créativité de l’artiste ou l’émotion de l’amateur d’Art devant l’œuvre ? Pourquoi un tel besoin de renouveler le vocabulaire et les notions en vigueur ?

Car, redisons-le, l’acte en tant qu’acte est une effectuation inattendue, c’est-à-dire inanticipable et dont la signification reconstruite rétrospectivement n’est qu’un arrêt sur image, l’interprétation faussée car tardive d’un événement qui n’est déjà plus ce qu’il était. L’activation ou l’actualisation, comme le beau geste, reste indéductible : l’acte surgit, s’invente et s’évanouit de se poser, à l’instar du temps qui plisse et déplisse le réel, qui bouscule les choses, qui fait des vagues, joue à pile ou face, bref, suscite des fronces dans l’immanence. Alors, à ce niveau de radicalité, où ça s’ouvre, où ça change, où ça fait événement, pourquoi parler d’esthétique si l’acte demeure foncièrement invisible ou irreprésentable, si, à l’instant de sa manifestation, il n’est que l’ombre de lui-même ? Ici, traduire, c’est trahir : esthétiser, c’est désactiver ou désactualiser. D’autre part, pourquoi ce qualificatif s’il s’agit de décrire un chamboulement ou un bouleversement strictement unidimensionnel, chambardement qui certes appelle une nouvelle configuration, une « double métamorphose : celle du sentant et du senti » (p. 21-22) comme le dit l’auteur, mais qui n’est esthétique qu’en un sens minimaliste, esthétique sans Esthétique si l’on préfère, c’est-à-dire esthétique avant ou indépendamment de toute Esthétique, de toute axiologie ? Comment Baldine Saint Girons qui entend bien, comme dans chacun de ses ouvrages, faire acte de recherche et donc ne rien présupposer en visant à chaque fois ce seuil de radicalité où se donne la mouvance même d’un réel qui se configure et se reconfigure, peut-elle invoquer d’emblée l’idée d’esthétique ? Idée qui, en outre, est terriblement ambiguë puisqu’elle relève à la fois des champs ontologique et culturel, et qu’en les articulant toujours et déjà l’un à l’autre, d’une part, elle laisse dans l’impensé cette articulation même, et d’autre part, elle présuppose subrepticement une continuité du sens moral et du goût, de l’éthique et de l’esthétique, de la philosophie et de l’Art. D’où le risque de l’apologie en filigrane non pas tant de l’acte esthétique en lui-même et pour lui-même que de la culture ou de la civilisation, et à la limite, des institutions et des Académies qui rendent possibles la constitution et la valorisation de tels actes. Ce qui signifie que de multiples précautions devront être prises pour que l’acte esthétique, qui doit changer – et, qui plus est, « sauvegarder » (p. 111) - le monde, ne soit pas assimilé précipitamment, au pire, à une revendication purement formelle, et, au mieux, à une action morale déguisée, d’autant qu’un certain lexique de la « gratuité » et du « don » (p. 35) peut prêter à confusion et laisser improprement penser que c’est avec de bons sentiments que l’on fait des actes esthétiquement corrects.

Du reste, Baldine Saint Girons, qui écrira près de deux cents pages pour justifier ce choix et montrer qu’il ne s’agit pas d’une conjonction ad hoc de notions, n’ignore pas les réticences possibles de ses lecteurs. Elle les prévient même : « Parler d’acte esthétique, n’est-ce pas une provocation ? (…) Isoler l’acte esthétique et en faire le sujet d’un livre n’allait pas de soi. Si personne n’aurait l’idée de nier l’existence d’actes artistiques ni d’actes discursifs, celle d’un acte esthétique est plus difficile à prouver (…) Voilà qui exige de joindre l’extrême de la spontanéité à l’extrême de la réflexivité (…) Sentir ce que je sens, laisser le sensible résonner en moi et se refaçonner en moi, n’implique que de façon secondaire la référence à des "valeurs esthétiques". Se montre par là solidaire d’une thèse sur l’acte esthétique une thèse sur l’esthétique » (p. 15-16).

S’il suffisait de rendre compte de l’acte artistique, les paradoxes se trouveraient promptement levés. Car la nature de l’acte artistique, de création, de contemplation ou de jugement est moins problématique. En tant que procédure visible ou protocole explicite, l’acte artistique reste certes, en tant que pure manifestation sensible, aussi mystérieux que le sensible lui-même. Mais en tant que fait ou phénomène culturel, il n’est qu’une espèce d’arrêt sur image ou d’épiphénomène, éminemment immatériel il est vrai puisqu’il nous rapprend - ce qui, après tout, n’est déjà pas si mal - à regarder en nous et autour de nous, et néanmoins toujours et déjà trop présent, à portée de la main ou à portée de vue, puisque son efficace tient à sa symbolicité et non à la spontanéité secrète d’un acte pur. Quoi qu’il en soit, l’acte esthétique - et l’auteur qui se défie des raccourcis convenus ou commodes nous le dit avec fermeté - ne se réduit pas à l’acte artistique (Voir p. 29, p. 73, p. 115).

Première difficulté donc : l’interdiction d’assimiler l’acte artistique et l’acte esthétique. Mais il y a un autre écueil. Car si l’acte esthétique est notre façon de sentir et ressentir le Monde, avec nos sens, notre sensibilité, notre imagination mais aussi notre raison, alors pourquoi ne pas assumer explicitement ici l’ambition d’une phénoménologie de l’activité et de la passivité, du volontaire et de l’involontaire, bref de la vie dans tous aspects, biologiques et spirituels ? Pourquoi, en d’autres termes, ne pas choisir de décrire d’abord et largement, en revendiquant sans ambages le statut de phénoménologue, « l’expérience esthétique », c’est-à-dire tout un ensemble de mixtes de passivité et d’activité dont l’acte esthétique, ne serait, après tout, qu’un élément ?

D’autant qu’en première analyse, c’est-à-dire selon nos catégories de pensée habituelles, le concept d’acte, fût-il celui de l’acte esthétique, apparaît comme inclus dans la notion, apparemment plus vague et plus originaire, d’expérience. Car en s’en tenant, dans le cadre strict d’une ontologie minimaliste ou d’une topologie naturelle, à la perspective d’une émergence, d’une saillance, d’un bris de l’opacité, d’une brisure de continuité, bref, d’une « catastrophe » au sens de René Thom, seul est constatable ou constaté un événement gris, factice, contingent, un pur « il y a » ; en ce point fantasmé ou sur cette crête hallucinée, il n’y a rien d’esthétique et rien ne mérite ce qualificatif ; il y a, au mieux, des différences. Allons plus loin : la cascade ou l’écroulement des formes produites par l’imagination prototypale elle-même ne suffit pas à faire jaillir quelque chose d’autre, de vraiment autre, hors du Même. L’acte, qui ébranle la masse fluide du réel, ne la fait pas changer de nature : l’être reste ce qu’il est, un point c’est tout, ni esthétique ni inesthétique mais tel qu’en lui-même, objectivement égal à lui-même, quoique subjectivement déroutant. La richesse et la profusion des formes et des figures, l’éclat des couleurs, les reliefs changeants et brouillés, les serpentements subtils et les volte-face inattendues d’un réel chatoyant et bigarré ne sauraient jusqu’au bout masquer la singulière pauvreté du matériau premier, d’une matrice faussement féconde, sans doute exploitée et surexploitée, mais au fond de laquelle ne gît, hélas !, aucune nouveauté. De ce point de vue, le passage même du temps, en son altération pourtant qualitative, ne suscite qu’une innovation de même ordre, sans saut, sans transcendance, sans bond, sans soudaineté, sans « hors temps dans le temps » comme disent les métaphysiciens. Que la continuité soit ténue n’empêche pas qu’il y ait encore et toujours continuation du même processus : l’hétérogénéité ne suspend pas la continuité, l’acte n’interrompt pas la maturation. Redisons-le : nulle esthétique ici car l’être est l’apparaître, et vice-versa ; juste une phénoménalité étale et l’écume de phénomènes qui se suivent et se ressemblent de se suivre et de différer les uns des autres. Autrement dit : tout est esthétique et donc rien, en particulier, ne l’est. Mieux : s’il n’y a toujours et déjà que des actes, il n’y a jamais de temps pour qu’un acte émerge en tant que tel.

Deuxième difficulté donc, difficulté méthodologique en quelque sorte : le refus d’une approche exclusivement phénoménologique. Précisons d’ailleurs que ce refus, ni déni ni dénégation, n’a rien d’involontaire puisque l’auteur de L’acte esthétique entend délibérément se situer au-delà de la perspective phénoménologique, lui reprochant subtilement sa visée cognitive, et donc - et il n’y a pas là de paradoxe - son manque de radicalité. Car tout se passe comme si le désir de table rase du phénoménologue trahissait son angoisse d’embrasser le réel dans tous ses états. « J’avais d’abord cru qu’il fallait définir l’acte esthétique comme l’effort ascétique pour s’autoconstituer en plaque sensible (…) Mais il ne faut pas confondre la concentration des forces vers l’accueil avec une opération de table rase » (p. 46). Au contraire de cet idéal d’une radicalité aseptisée - ultime figure peut-être de l’idéal ascétique nietzschéen, encore empreinte, à défaut d’un nihilisme persistant, d’une négativité toute contemporaine -, Baldine Saint Girons, évoquant presque en cela la démarche décomplexée d’un certain pragmatisme anglo-saxon, entend bien n’avoir peur de rien, ne rien exclure a priori, et par conséquent ne rien aseptiser, c’est-à-dire, en l’occurrence, esthétiser : « l’acte esthétique ne consiste pas à esthétiser le réel » (p. 33). Ce qui explique la cohabitation, dans le livre, à la fois d’une ambition d’identification au monde et d’une recherche d’altérisation de soi. Dans les deux cas, il s’agit d’atteindre un même objectif : embrasser sans appréhension le tout du réel, et ne s’en séparer, ne le perdre, que pour mieux le partager à l’instant des retrouvailles. « Mais la perfection de l’acte esthétique tient-elle à une opération de table rase ou au retour à un quelconque originaire ? Elle tient d’abord, selon moi, à la décision plus ou moins implicite ou explicite de m’utiliser moi-même pour m’exposer à l’altérité avec l’intégralité de mon être connaissant et sentant » (p. 32). Autre formule on ne peut plus audacieuse, malgré son faux air de maxime morale ou de croyance rationnelle : « l’éthique de l’acte esthétique consiste à s’ouvrir tout entier à l’altérité dont nous provenons, dans laquelle nous sommes immergés et par laquelle nous serons inévitablement réabsorbés » (p. 33).

On le voit : l’auteur, qui se défie des commencements tièdes ou chichiteux, qui préfère « se jeter à l’eau » plutôt que de tergiverser indéfiniment, comme le demandait aussi Bergson dans sa conférence antimétaphysique sur « La conscience et la vie », ne manque pas d’ambition proprement philosophique. « Le point de départ de l’acte esthétique est forcément complexe (…) on n’avance d’aucune manière en postulant d’emblée un fossé entre l’intuitionnisme et la modélisation » (p. 45). Ou encore, variante à l’envers d’un même élan ou engagement : « Une chose me paraît certaine : bien que nous procédions largement par schématisation ou par artialisation, en constituant le monde selon des modèles préétablis, cela n’exclut pas la montée des choses, leur entrée matérielle en nous, l’inspiration qu’elles provoquent » (p. 40). Perspective qui, à vrai dire, catalyse le travail d’exposition analytique des arguments. Procédant par questions et réponses, la forme de l’ouvrage autorise des détours philologiques au moment même où son contenu doctrinal interdit résolument toute manœuvre dilatoire, comme si l’interrogation, en ses allures d’interrogatoire, exigeait l’aveu d’une effraction déjà commise et non le récit de ses motivations. Ainsi à vouloir innover, en donnant à penser, non sans suspense, l’émergence même de l’esthétique, Baldine Saint Girons pointe un type de visibilité (et pas seulement de sensibilité) qui intrigue ou indispose, non seulement sur le plan logique mais encore sur le plan existentiel. « Le problème est de restituer à l’opacité sa fécondité et sa capacité d’organisation, dans un processus d’élucidation qui n’est jamais terminé, parce qu’il suppose une exposition à l’Autre toujours recommencée » (p. 38). Dans l’ordre logique, il s’agit de dépasser la pseudo solution kantienne d’une spontanéité de la réceptivité : si acte pur il y a, nous sommes en deçà ou au-delà de l’esthétique ; et si esthétique il y a, l’acte est déjà sensation, passivité ou passion. Dans l’ordre existentiel, la confiance/défiance envers le réel, tout le réel, ne peut manquer d’évoquer la prescience hégélienne fondée sur la certitude que toute déterminité, bonne ou mauvaise, belle ou laide, sera, de toute façon, niée ; ce qui donne à espérer que le pire n’est jamais sûr et à craindre la réversibilité de tout bonheur. Ce qui laisse penser que la pro-vocation du réel sonne ici, soit comme une forme de stoïcisme triomphant, soit comme l’aveuglement irresponsable d’un dérèglement des sens, voire d’un abandon si innocent qu’il en devient coupable.

C’est dans ce contexte d’une déconstruction-reconstruction sans a priori et sans apriorisme, d’une ouverture risquée à soi et au monde, qu’il convient de mesurer l’enchaînement des grands chapitres du livre, dont chaque titre est la promesse d’un dépaysement, ou pour mieux dire, d’un démondement. Il ne s’agit pas ici de passer en revue des actes esthétiques comme si l’on devait dénombrer les éléments d’un ensemble ou les parties d’un Tout, mais de proposer la cartographie révisable d’une réalité chaotique qui s’articule et s’ordonne autour de ces attracteurs étranges que sont les actes esthétiques. Précisons que les incontournables focalisations rétrospectives du Sujet – subjectité dont le paradigme n’est ni le pur « Je pense » ni l’ego psychologique mais le goût de l’amateur d’Art dont Baldine Saint Girons réhabilite et rénove l’idée - ne constituent ni n’instituent ces zones de capture ou ces espèces de vortex que sont les actes esthétiques, même si le principe d’une densification présubjective ou présymbolique, et donc anonyme, n’exclut pas la perspective d’une refonte d’éléments psychologiques restés captifs (Voir en ce sens, p. 51, la notion de « miroir mémorieux » et les notations biographiques p. 42-43, p. 64, p. 92, p. 151). Si l’itinéraire que nous propose le professeur Saint Girons est donc minutieusement balisé - puisque le lecteur est ici guidé pas à pas dans son exploration d’un univers d’actes et d’œuvres -, la nécessité du cheminement est autant le fruit de la raison cartésienne que d’un chaos fécond plus ancien, l’essentiel étant d’abord d’être là, au cœur du cœur, de participer par chance au voyage, et ensuite, de « s’y retrouver » (p. 87 et p. 140), repérage qui, même s’il reste hasardeux, s’avère ainsi dédramatisé et par là même sensé. Si Baldine Saint Girons en appelle ainsi aux pratiques artistiques et à leur histoire pour étayer la thèse d’un acte dit esthétique, ce n’est évidemment pas au titre de preuves intangibles à verser au dossier d’une onto-logique de plus, mais plutôt, si l’on peut dire, au titre de témoignages dont on ne sait jamais, à vrai dire, s’ils suffiront à persuader. Si « typologie des actes esthétiques » (p. 20) il y a, il s’agit donc d’une typique de formes génératrices, comme dans un Timée moderne, architecture faite non plus de triangles rigides mais de lignes de lumière. « De fait, l’acte esthétique va vers les choses, rôde autour d’elles, s’introduit en elles. Il ne les crée pas ex nihilo, mais les dote d’une nouvelle puissance » (p. 26).

Certes, l’auteur garde toujours ici une maîtrise euclidienne (Voir, par exemple, le résumé de la progression des idées, p. 149-150) et son irrésistible rhétorique, lorsqu’elle prend le ton de la confidence ou se fait subversive, garde l’aspect impeccable du questionnement rigoureux : « S’occuper d’esthétique ne revient pas à céder aux sirènes de l’irrationalisme : il s’agit, au contraire, de montrer que les types de réels construits par l’acte esthétique le sont suivant des procédures parfaitement distinctes les unes des autres » (p. 174). Il est vrai qu’à vouloir tout dire - ce qui est l’ambition légitime du philosophe - mais aussi tout suggérer - ce qui serait plutôt l’ambition du poète ou du prophète -, Baldine Saint Girons se fixe un but difficile à atteindre : tenir ensemble les exigences du signifié et les caprices du signifiant. « Plus on y songe, plus on se demande si le véritable savoir, celui qu’il est inutile d’arborer mais qui aide à vivre, n’est pas le savoir esthétique. " La paix du soir " pourrait de la sorte s’élever au rang de mathème, mais de mathème secret, dont la force opérative ne se révèlerait qu’à celui qui vacille sous l’aiguillon de l’aisthesis » (p. 66). Ce n’est donc pas un hasard si le champ des expérimentations artistiques est son terrain d’investigation privilégié : en ce domaine, les déterminations, se neutralisant réciproquement, restent infiniment suggestives, comme oscillantes ou suspendues, sans autre positivité que celle du zéro ou du neutre. L’indétermination des œuvres devient le miroir de la pensée pensante ; le brouillage des genres et le caméléonisme de la création s’imposent comme les reflets inversés ou anamorphosiques des idées claires et distinctes. Mais cela est à double tranchant : que le champ de l’Art soit le champ de toutes les interprétations possibles est une chance mais aussi une faiblesse. Une chance parce que l’objet d’Art, toujours révolutionnaire en ce sens, résiste au Concept et aux arraisonnements de mauvais aloi. Mais aussi une faiblesse : qu’on le veuille ou non, si tout devient possible, rien n’échappe plus au possible. À quoi bon s’avancer vers l’horizon qui fuit, reculer les limites des limites, explorer les marges des marges, si tout cela n’est, au fond, que pure possibilité ? Autant rester au port ou rentrer chez soi, comme Ulysse. Le champ de l’Art, tout comme celui de la philosophie – tel est le voile que Baldine Saint Girons lève ici – pourrait n’être qu’un enclos. Vérité dure à entendre : l’histoire de l’Art et l’Esthétique devenues prisonnières de leurs propres puissances d’interprétation !

Sortir d’un cercle auquel on se croyait d’abord extérieur, tel est donc l’enjeu majeur de l’acte esthétique. Seul l’acte esthétique, en tant qu’acte, permet de briser le miroir aux alouettes des possibles. Mais il y faut une certaine folie d’artiste qui est davantage qu’un simple défi de philosophe. Tout se passe alors comme si le dépassement des clôtures exigeait, aux yeux de Baldine Saint Girons, une certaine ivresse ou inspiration, une sagesse d’un autre ordre, fondée sur l’obliquité d’un regard qui serait une perception élargie, comme si la volonté philosophique, toujours entravée par des refoulements inavoués, devait, pour retrouver la voie et sa voix, être aiguillonné par Cupidon, vivre pour ainsi dire de nouveaux transports amoureux, transports certes brouillons mais en tout cas plus féconds que ceux de l’archaïque, douloureuse et glaçante stupeur - toujours trop frontale - devant le Sublime. Est-ce donc un nouveau mythe de la naissance d’Eros que forge ici l’auteur ? L’acte esthétique est-il son Banquet, une façon d’effectuer une refonte radicale, de repenser une phase de latence, avant même toute sexuation, en deçà même de toute androgynie, dans l’entrevision innocente d’un forcement du visible qui est sa vivante actualisation. « [L]’acte esthétique consiste moins à accroître notre réceptivité qu’à nous immiscer dans les œuvres de la nature et de l’art, pour acquérir à leur contact des organes inédits » (p. 187). L’acte esthétique conjure en tout cas, nous semble-t-il, les impératifs mortifères de l’Irreprésentable et de la Transcendance. Effraction de l’effraction, le saisissement devant le beau fracasse, contre toute attente, l’émoi sublime et accomplit, tel Eros, l’impossible. L’impossible, c’est ici, pour Baldine Saint Girons, de dire adieu au Sublime. Or, cet acte impossible de l’Impossible a bien lieu. C’est avant tout en ce sens précis que L’acte esthétique tient bien, à nos yeux, sa promesse (Voir p. 20) d’une écriture de l’impossible. On pourrait dire, en d’autres termes, que ce livre est celui de la revanche, sinon de la victoire, revanche du Beau sur le Sublime, d’Apollon sur Dionysos, de la surface sur la profondeur, de l’homme sur les dieux, et pourquoi pas, de Baldine Saint Girons sur elle-même. Revanche, victoire, ouverture ou évidence qui, en tant que telles, ne durent que le temps d’un coucher de soleil, mais suffisent à envisager, à défaut de l’instituer, un ordre plus humain, plus vivable, délivré des pesanteurs, des terreurs et des culpabilités anciennes, libéré du Sublime. « En s’articulant à l’acte artistique et en s’étendant de l’art humain à la nature, l’acte esthétique engendre l’acte scientifique. Il lui découvre ce qui est digne d’être regardé et rêvé ; et l’acte scientifique agit en retour sur lui, puisqu’il vérifie la profondeur de son projet : honorer l’art et la nature, leur rendre justice » (p. 119).

Mais n’objectera-t-on pas ici, au nom d’une autre évidence, la nécessité de libérations plus prosaïques ? Comme Baldine Saint Girons le souligne elle-même (p. 35), n’y a-t-il pas d’autres priorités, d’autres urgences ? L’« unisson » (p. 188) qu’elle propose, sorte de pacte avec soi-même et d’alliance entre la Terre et les Hommes (la « paix du soir »), n’est-il pas, après tout, une énième fable philosophique forgée à coups d’« universels d’imagination » (p. 70), une subtile consolation qui, à l’instar des mythes, vise à nous permettre d’endurer les errements du présent ?

Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’agit pas ici d’opposer esthétique et politique, ou encore esthétique et éthique. Car il ne s’agit pas de clore mais d’ouvrir ; il ne s’agit pas de remettre les choses à l’endroit, par exemple la dialectique hégélienne sur ses pieds, mais plutôt, tel le funambule nietzschéen, de marcher ou danser encore un peu sur la corde raide. Car les images et les idées mènent le monde autant que les transformations dites matérielles. « [L]a paix du soir m’a semblé, ainsi qu’à deux amis qui m’accompagnaient, ne plus être un thème seulement imaginaire, mais se réaliser proprement dans le paysage » (p. 42). C’est l’idéalisme absolu, qu’il prenne d’ailleurs la figure du matérialisme ou de l’idéalisme transcendantal, peu importe ici, qui est désavoué, lui qui trop vite refuse le face à face avec la contingence du donné, d’un donné qui en sa nécessité même apparaît contingent, et en sa contingence s’impose comme nécessaire. Ce qui veut seulement dire qu’une pure activité de synthèse suppose un matériau autre que cette synthèse même. Le pur acte n’est synthèse que parce qu’il s’y rencontre un presque rien qui résiste et déborde. C’est en ce sens que l’acte esthétique est épreuve : « De fait, l’acte esthétique est bien une aventure et une épreuve : il passe à travers les choses et les transforme, en transformant celui qui l’accomplit » (p. 26).

Ici, ce n’est ni la reprise ni la pluralité qui inquiètent. Le risque que Baldine Saint Girons souligne dans le sous-titre de son livre (« Cinq réels, cinq risques de se perdre ») et au début de chaque chapitre (« I. – La paix du soir. Au risque d’halluciner ; II. – Les universels d’imagination. Au risque de mystifier ; III. - Côté jardin et côté paysage. Au risque de s’engloutir ; IV. – Plasticité sculpturale et plasticité picturale. Au risque de se dissoudre ; V. - Surœuvrement architectural et désœuvrement chorégraphique. Au risque de s’effacer »), n’est pas celui de l’éclatement et de la dispersion, le risque d’un face à face toujours et déjà perdu avec l’irréductible Multiplicité ou l’inépuisable flux de l’Inconnaissable. Non, le risque de se perdre est avant tout celui de supprimer sciemment, ou sans même nous en rendre compte, le contact avec les choses, de nous perdre sans possibilité de retour dans nos rêveries narcissiques. Ce qui est le danger d’une fuite en avant dans un imaginaire toujours plus pauvre qu’on ne croit. Faire face à l’altérité, ce n’est pas la dissoudre idéalement, en optant soit pour la Matière, soit pour l’Esprit (qui demeurent de toute façon, qu’on le veuille ou non, des représentations), mais la penser en l’expérimentant et l’éprouver en la connaissant. Ce n’est qu’à ce prix, au prix d’une dialectique bachelardienne si l’on veut, que le péril décroît. Et l’auteur de L’acte esthétique montre bien comment, à chaque fois, le spectre de l’idéalisme absolu - dissolution du sensible ou matérialisme à tout crin - réapparaît, au cœur même des pratiques artistiques, comme une tentation récurrente, celle d’en finir une fois pour toutes avec l’altérité rebelle, soit au nom de la croyance dans une démiurgie toute puissante, capable de création ex nihilo, soit au nom d’une ambition alchimique plus laborieuse.

Alors, on ne risque plus d’être déçu et l’on n’a plus peur. Au sein d’un unisson retrouvé, d’où naît le réel, où l’on naît au monde, dans cet entre-deux vécu comme tension ou pontage, entrelacs ou chiasme, à la fois arrachement à soi et lien de soi avec soi et les autres, ce n’est plus seulement la nuit profonde qui côtoie la lumière, ou encore l’enfance qui hante la maturité. Il ne s’agit pas ici d’un retour cyclique du Même, ni du passage dialectique de l’Un dans l’Autre, ni de l’improbable synthèse, coexistence ou échange de déterminations contradictoires et fluidifiées en un lieu hors de tous les lieux et en un Instant hors du temps. Il ne s’agit pas davantage d’envisager une multiplication effrénée de négations, à l’instar des théologies négatives. Envisager les choses sous cet angle reviendrait à réintroduire une transcendance verticale, c’est-à-dire une vieille espérance qui est le propre de l’acte religieux, du rituel ancien d’une spiritualité déjà donnée - et qui donc n’est plus pleinement désirable.

Certes, chacun est naturellement libre de croire et d’espérer, et même de transcrire l’émotion d’un contact jugé, à tort ou à raison, peu importe ici, métempirique. Chacun reste naturellement libre de décrypter, après l’auteur de Fiat lux - Une philosophie du Sublime, l’émotion d’un Sublime qui saisit et dessaisit le Sujet, ou encore, après Bergson, l’intuition mouvante d’une réalité mouvante encore pure des cadres de notre intelligence. Mais l’acte esthétique, pas plus qu’il n’est à confondre avec l’acte artistique, ne doit être assimilé à une intuition métaphysique ou religieuse.

On comprend mieux d’où venait notre difficulté d’envisager une pensée rigoureuse de l’acte esthétique. Victimes d’une sorte d’illusion rétrospective, nous nous imaginions que le possible préexistait au réel, que l’acte venait avant l’Esthétique ou la sous-tendait, comme le virtuel déborde ou précède l’actuel. Nous étions sous l’emprise de ces catégories cognitives qui, même dénoncées, critiquées, voire fluidifiées, à l’instar des concepts fluides de Bergson, réussissent néanmoins à se jouer de nous. D’où le sentiment récurrent d’une sorte de dualisme impossible à éluder, la certitude d’un décalage toujours irrémédiable entre, d’un côté, une pure activité et, d’un autre côté, une activité déjà empreinte de passivité, entre d’une part, l’élan et, d’autre part, la résistance ou l’obstacle naissant. Baldine Saint Girons, elle, détourne judicieusement notre regard de l’antique partage de la Forme et de la Matière qui est le présupposé ou la pierre d’achoppement de tout questionnement philosophique. Comment ? En nous suggérant de regarder plus loin, en avant, vers le lieu apocalyptique où nous conduisent nos obsessions onto-théologiques. Il y a là, si l’on peut dire, une archi-réduction, qui est, en matière artistique, ce qu’une prospective du pire en vue du mieux est en matière de stratégie politique. En peinture, en sculpture, en danse, en architecture, il s’agit d’éviter que l’altérisation réussie n’équivaille paradoxalement à une mêmeté indépassable. Le risque de se perdre est d’abord celui de perdre le Monde. Redisons-le : le risque d’idéalisme absolu d’un sujet assujetti à ses représentations demeure le piège majeur, celui d’une libre activité, d’un acte pur qui ne serait plus acte et reconnaissance effective de ce qui vient mais simple réminiscence d’un déjà su. Ne s’étonner de rien, chanter toujours la même antienne, comme le penseur blasé ou l’amant déçu, c’est bien là la pente naturelle de la conscience de soi et de la mémoire. Sous cet angle, ni la rare percée de l’intuition ni l’exceptionnel et incatégorisable choc devant le Sublime ne préservent absolument du ressassement des représentations, de l’enfermement progressif dans la lettre qui tue l’esprit. Telle est la leçon du livre, leçon d’honnêteté intellectuelle qu’un professeur - dont la charge est « d’avouer, de dire hautement (du latin profiteri) nos liens les plus intimes aux œuvres de la nature et de la civilisation » (p. 188) - doit à son public. Le remède, donné avec le péril du langage, est un autre langage, celui de l’Art lui-même, de la création artistique dans tous ses états, en ses modalités non seulement expressives mais encore excentriques, affolantes, capables de séduire l’amateur d’Art qui, du reste, ne devient lui-même que par l’admiration qu’il porte. Comme par miracle, l’équilibre instable des pratiques artistiques et des jugements de goût, atteste - mais sans garantie définitive -, la perspective d’une altérisation et d’une identification continuées. Le libre jeu des arts, comme celui de l’amour, prévient les inerties ou les vertiges irrémédiables, comme par une sorte d’heureux hasard. La profondeur du paysage nous sauve de la cécité, et la proximité des jardins nous préserve du sommeil de la raison : « C’est pour parer cette menace de résorption dans l’Autre que nous avons dû inventer des jardins » (p. 91). Dans le même ordre d’idées, seule la vastitude des chefs-d’œuvre de la peinture nous permet d’habiter pleinement le Monde, tandis que l’impénétrabilité des sculptures nous rappelle à l’ordre et, anticipant toute démesure, déjoue les mysticismes de l’incarnation : « Grâce au tableau, la pulsion cesse de s’affoler et de se laisser emporter par un flux incessant de données : le désir exacerbé trouve sinon le repos, du moins l’apaisement (…) La sculpture me confronte à l’altérité dans l’espace de la vie : celui où je me déplace volontairement. Mais la peinture, elle, m’accueille immédiatement dans son espace propre et m’y réserve une place » (p. 143 et p. 147). Et, phénomènes intrinsèquement musicaux, aussi précieux qu’énigmatiques, la danse et l’architecture offrent des expédients insoupçonnés. Au pire moment, c’est-à-dire au moment où l’homme se découvre mortel, elles réussissent ce tour de force d’apprivoiser le temps, de le chorégraphier, rythmant les durées asynchrones et éternisant l’hapax : « Les gestes dansés constituent les véhicules d’une présence éphémère, tandis que les gestes de l’usager d’architecture témoignent d’une présence qui se perpétue » (p. 164).