Philosophie

Riba, Jordi, La Morale anomique de Jean-Marie Guyau

vendredi, 18 mai 2012

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Compte rendu de Laurent Fedi.

Jordi Riba, La Morale anomique de Jean-Marie Guyau (Paris, L’Harmattan, collection "La philosophie en commun", 1999).

Compte rendu de Laurent Fedi.

Dans ce livre, Jordi Riba, chercheur à l’Université de Gérone (Catalogne), ressuscite l’une des figures les plus intéressantes et les moins connues de la philosophie française du XIXème siècle. La technicité du titre ne doit pas masquer l’enjeu du sujet : Jean-Marie Guyau (1854-1888) est, selon Jordi Riba, un penseur pour notre temps. Car cette philosophie qui, consécutivement au choc de 1871, entérine la fin des illusions et la perte des repères, qui invente une morale sécularisée, "sans obligation ni sanction", dans un monde transformé par la science, et qui célèbre l’expansion de la vie, avec ses évidentes applications à l’écologie, fait signe, incontestablement, vers notre époque. Au delà de son intérêt monographique, le livre réactive un questionnement dont l’oubli nous semble bien paradoxal. D’ailleurs, à travers le geste héroïque de ce pionnier de l’éthique moderne, Jordi Riba interpelle (pas assez encore diront certains) la philosophie d’aujourd’hui, ballottée entre l’interminable critique de la métaphysique et l’érudite compilation des systèmes.

Dans la première partie, l’auteur met en évidence la singularité de Guyau au plan biographique et intellectuel. Insolite personnage en effet que ce poète, philosophe de la vie, fauché par la maladie à 33 ans, après avoir été soigné sur la Côte d’Azur en même temps que Nietzsche qu’il ne rencontra pas, contrairement à la légende, mais qu’il compta bientôt parmi ses admirateurs, aux côtés de Kropotkine et de Bergson ! Le panorama de la philosophie française de l’époque restitue une vie intellectuelle aujourd’hui largement sous-estimée, avec ses dilettantes (les grands rhéteurs, adeptes du spiritualisme cousinien) et ses novateurs (G. Tarde et A. Espinas, judicieusement repérés), même s’il présente, selon nous, le défaut d’accorder trop de crédit à l’idée d’une première moitié de siècle philosophiquement creuse, suivant en cela un point de vue fort ancien (popularisé dès les années 1870, mais maintenant dépassé) qui oublie, entre autres, Maine de Biran, un précurseur de la phénoménologie, et Comte, fondateur d’une épistémologie ordonnant des régimes de savoir. Là n’est pas l’essentiel, toutefois, puisqu’il s’agit en définitive de montrer que Guyau a sauvé la morale de sa subordination à la métaphysique et de son annexion aux sciences sociales.

La genèse de la théorie morale de Guyau restitue, dans la deuxième partie, l’originalité et la portée de cette nouvelle éthique. Convaincu du fait que le sujet de la morale est toujours le moi, l’individu, c’est-à-dire "l’exception" (p.211-212), Guyau récuse l’approche scientifique-quantitative des utilitaristes. Il rejette parallèlement la morale kantienne, qui tente vainement de concilier la liberté individuelle avec une loi universelle située dans la sphère de l’intelligible et de l’intemporel. En hiérarchisant dynamiquement des éléments doctrinaux qui, isolément, seraient incomplets ou faux, il emprunte à Epicure, Hobbes, Spinoza, La Rochefoucauld, Helvétius, d’Holbach, ainsi qu’aux utilitaristes, aux positivistes et surtout aux évolutionnistes, les arguments d’une théorie immanentiste de la morale qui découvre la règle dans "la loi des choses". S’il se détourne de la morale du devoir prônée par les "néo-kantiens", pourtant très attentifs à la sensibilité de l’homme réel, et déjà critiques à l’égard de Kant, c’est parce qu’il y perçoit une "foi morale" homogène à la religion, qui subvertit au fond l’entreprise d’une éthique radicalement laïque. Guyau cherche au contraire à doter la morale d’une rigueur scientifique, il veut voir "jusqu’où peut arriver une morale dépourvue de préjugés et où tout peut être soumis au raisonnement et apprécié à sa juste valeur, soit par certitude, soit par des opinions ou des hypothèses simplement probables" (p. 259).

De là une sorte de psychosociologie qui s’articule à un monisme vitaliste, dont Jordi Riba gomme un peu, à notre avis, l’opacité métaphysique. En résumé, l’individu manifeste une spontanéité interne qui se révèle pleinement dans la pensée concrète et vécue, c’est-à-dire dans la coopération du sentiment et de l’action. Toutes les formes d’activité qui parcourent l’échelle ontologique, activité inconsciente, sensible, intellectuelle, artistique et créatrice, témoignent d’un unique principe, qui culmine dans l’actualisation de nos tendances sociales. La vie enveloppe un instinct de plaisir, certes, mais elle est naturellement expansive, généreuse, donc altruiste. Le déploiement de la vie surpasse même le bonheur par sa portée téléologique : "le suprême désir (...), c’est la vie, la plus intense et la plus vaste sous tous les aspects, aussi bien physiques que psychiques" (p. 279). En rapportant le plaisir et l’association à un même mouvement d’expansion vitale, Guyau surmonte l’embarras de Kant, prisonnier d’une fausse antinomie entre le devoir et les inclinations, et de J.S. Mill, obligé de postuler une sorte d’harmonie préétablie entre l’intérêt individuel et le bien général. Le relativisme de Guyau, fortement teinté d’évolutionnisme, ne conduit donc pas au cynisme des néo-darwiniens, mais, au contraire, à une morale de l’amour et de la solidarité.

Grâce à l’étude attentive des textes, Jordi Riba met ensuite en évidence la nouveauté du concept d’"anomie", positif chez Guyau, privatif en revanche chez Durkheim : la morale possède sa valeur "en elle-même", les sanctions et récompenses n’étant alors que des conséquences intrinsèques de notre obstruction ou de notre adhésion à la vie. Le pouvoir d’oeuvrer, l’idée de l’acte à venir, le plaisir de l’action altruiste, l’aspiration à vivre intensément procurent des équivalents empiriques du devoir, qui achoppent cependant sur la question du sacrifice de soi. Guyau introduit en dernier ressort une morale variable et hypothétique, fondée sur le pouvoir stimulant des risques et sur la force des idées auxquelles on croit, théorie proche de celle de Fouillée, et qui aurait mérité peut-être une analyse comparée plus approfondie.

La troisième partie, consacrée aux "disciples et lecteurs de Guyau", nous paraît moins satisfaisante. On y apprend que l’anarchiste Kropotkine s’est réclamé abusivement de Guyau, et que, si Nietzsche s’est passionné pour l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction et pour l’Irréligion de l’avenir (information que Jordi Riba exploite par ailleurs dans des articles fort bien documentés), la filiation réelle demeure difficilement appréciable. Deux pages seulement sur Bergson, qui collabora pourtant à l’édition posthume de la Genèse de l’idée de temps. Notre déception vient du fait que nous attendions de la dernière partie une analyse philosophique de la postérité conceptuelle de Guyau, plutôt qu’un bilan historique de sa réception. Laissons de côté les jeux d’influence. De la méthode généalogique de Guyau-Nietzsche à celle de Foucault, du "je vis" irréductible aux catégories abstraites, à l’intuition concrète de la durée bergsonienne, de l’anomie, créatrice "d’autonomies différentes" et de nouvelles singularités, au nomadisme des distributions ouvertes de Deleuze, autant de lignes théoriques fécondes et "modernes", qu’un éclairage rétrospectif disposant des concepts plutôt que des figures eût permis de revivifier efficacement, conformément au noble projet de l’auteur.