vendredi, 18 mai 2012
http://philosophie.ac-amiens.fr/342-ogien-ruwen-la-panique-morale.html
Compte rendu d’Arnaud Desjardin.
Ruwen Ogien : La Panique morale, Paris, Grasset, 2004.
Compte rendu de A. Desjardin,
professeur de philosophie à Saint-Quentin.
Ruwen Ogien est directeur de recherche au CNRS. Depuis sa thèse, rédigée sous la direction de Jacques Bouveresse (La Faiblesse de la volonté, PUF, 1993), il concentre ses travaux sur des questions de “ philosophie des sciences sociales ” (voir sur ce point : http://www.iresco.fr/labos/cerses/ruwen-ogien.htm), ainsi que sur des questions de philosophie morale. L’ancrage philosophique de Ruwen Ogien, à situer clairement du côté de la philosophie analytique, l’a notamment conduit à aborder les questions morales du point de vue - confidentiel en France, mais très présent dans la philosophie de langue anglaise - de la méta-éthique (cf. la conviction exprimée p. 63 : “ Une bonne partie de ce qui se fait de nouveau et d’intéressant dans la philosophie morale aujourd’hui passe par la méta-éthique ”). On rappellera simplement ici que la méta-éthique, par différence avec l’éthique normative et l’éthique appliquée, ne cherche pas à déterminer des actions qu’il est bien ou mal, juste ou injuste, d’accomplir. Elle vise plutôt à étudier, d’un point de vue essentiellement logico-linguistique, la signification des prédicats moraux, la relation entre les jugements moraux et les autres formes de jugements, ainsi que le statut épistémologique des jugements moraux. Cet arrière-plan théorique est important car c’est lui qui, chez Ruwen Ogien, est à l’origine d’une méfiance très forte à l’encontre de certaines prétentions du moralisme. La Panique morale, dernier essai publié par l’auteur à partir de quelques communications écrites et orales remaniées, est ainsi l’occasion de dénoncer les formes les plus aberrantes du moralisme ambiant, telles qu’elles ont notamment pu s’exprimer dans les débats (sont-ce d’ailleurs d’authentiques “ débats ” ?) autour du clonage, de la pornographie, de l’homoparentalité, etc.
Dans son livre, Ruwen Ogien promène ainsi un regard critique (voire sceptique, en un sens salutaire), forgé dans la pratique de l’interrogation méta-éthique, sur l’inflation de jugements moraux (ou pseudo-moraux) qui caractérise nos débats contemporains. “ Trop d’éthique tue l’éthique ” : cette formule, titre de la première partie de l’ouvrage, résume finalement assez bien le diagnostic dressé par Ruwen Ogien. Dès lors, l’auteur s’attache à montrer qu’il appartient au philosophe de dénoncer les clichés, les déclarations pompeuses, les propos trop facilement alarmistes, ainsi que les “ spécialistes auto-proclamés d’éthique ” (p. 196), qui sont autant de signes d’une “ panique morale ” ambiante, et finalement autant d’obstacles à la prise en charge sereine et rationnelle d’un grand nombre de questions contemporaines. Cependant, l’intérêt de la démarche adoptée par Ruwen Ogien est qu’elle ne débouche pas pour autant sur un scepticisme éthique radical ; on trouvera d’ailleurs, dans l’ouvrage, une attaque en règle contre les diverses formes de scepticisme pratique extrême (voir notamment p. 201). L’ouvrage est donc intéressant dans la mesure où il ne cède pas à la facilité : les écarts, les excès et les sophismes que les débats éthiques contemporains suscitent et véhiculent sont certes relevés sans complaisance, mais ils ne servent pas de prétexte facile pour évacuer tout débat, ou pour nier de façon radicale toute idée d’un pouvoir normatif de la raison. Au contraire, Ruwen Ogien veut montrer que le vrai débat rationnel peut advenir une fois que les incantations et les clichés sont dénoncés. On ne s’étonnera donc pas que la seconde partie de l’ouvrage soit consacrée à la prise en charge, par l’auteur lui-même, de quelques “ problèmes d’éthique concrète ” dans lesquels la panique morale s’illustre d’habitude. Au passage, on ne boudera pas le plaisir rare qu’offre l’ouvrage : celui de lire des pages d’éthique appliquée rédigées par un spécialiste de méta-éthique !
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Au début de l’ouvrage, Ruwen Ogien présente les grandes lignes de ce qu’il appelle une “ éthique minimale ”. Cette éthique minimale, dans les faits, et sous des formes plus ou moins variables, est déjà acceptée par un grand nombre de penseurs. En réalité, elle constitue peu ou prou l’arrière-plan éthique des sociétés démocratiques contemporaines. Fondée sur une distinction entre le juste et le bien qui remonte à Kant, “ ce genre d’éthique revendique la neutralité à l’égard des manières de vivre personnelles et s’abstient de toute justification religieuse ou métaphysique ” (p. 11). Le bien-fondé d’une telle éthique, souvent désignée comme “ libérale ” (pour sa part, Ruwen Ogien n’accepte le terme qu’avec réserves [p. 21-22], et seulement au sens “ progressiste ” et anglo-saxon du terme [p. 19]), est fréquemment présenté en termes politiques : une éthique minimale du juste serait la meilleure réponse à la divergence des conceptions du Bien, à ce que Max Weber appelait la “ guerre des dieux ”, ou si l’on veut encore : à la pluralité des mondes vécus. A vrai dire, Ruwen Ogien va un peu plus loin que cela : l’éthique minimale du juste n’est pas, pour lui, le pendant nécessaire d’une divergence insurmontable des conceptions morales de la vie bonne. Elle est plutôt la conséquence de la prise de conscience du caractère non moral, ou moralement indifférent, des conceptions de la vie bonne. Autrement dit, elle est la mise en œuvre d’un concept très restreint de moralité, ce qui conduit l’auteur à présenter sa propre tentative comme une version “ minimaliste ” de l’éthique minimale ! On regrette un peu, au passage, que la démonstration du caractère non moral des conceptions du bien soit remise à plus tard (Ruwen Ogien renvoie, sur ce point, à son prochain ouvrage : L’Éthique minimale, à paraître chez Bayard). Ici, l’auteur se contente de mettre en place quelques pistes suggestives, à partir d’exemples bien connus : l’idéal grec d’une vie contemplative, par exemple, est une conception du bien qui (indépendamment d’une éventuelle contribution indirecte au juste ou à l’équitable) n’a pas de valeur morale en elle-même.
Reste à voir, bien sûr, quels principes véhicule une telle éthique minimale. L’auteur en isole trois : 1- la considération égale des intérêts de chacun ; 2- la neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel ; 3- l’intervention limitée aux cas de torts flagrants causés à autrui. On ne trouvera pas de fondation ultime de ces principes, mais simplement des justifications argumentatives relatives : “ Ces principes ne sont pas des fondements. On ne peut même pas dire qu’ils sont “ fondés sur des valeurs ” (d’autonomie ou d’impartialité, par exemple). C’est seulement un ensemble de normes qui semblent cohérentes et raisonnables et qui résistent relativement bien à toutes sortes d’objections. ” (p. 45). Ainsi, le principe de neutralité à l’égard des conceptions du bien n’est justifié que par “ sa stabilité et sa robustesse malgré des justifications diverses ” (p.33) ; visiblement, Ruwen Ogien veut justifier ce principe autrement qu’en le rattachant à l’atomisme libéral, même si ce dernier peut constituer une raison politique d’y adhérer (pour le dire clairement : de même que le principe politique libéral de neutralité à l’égard des conceptions religieuses a mis fin -globalement- aux conflits religieux, le principe moral de neutralité à l’égard des conceptions du bien peut aussi être adopté pour ses vertus pacificatrices). Le principe d’égale considération, quant à lui, est fondé de façon encore plus minimale : d’une part, on peut dire que c’est le principe d’une considération inégale des intérêts de chacun qui aurait à être justifié ; d’autre part, on peut avancer que le principe de considération égale des individus incarne tout simplement le point de vue moral lui-même (p. 34-35). Ruwen Ogien insiste toutefois sur le fait que le principe d’égale considération dont il parle est bien un principe substantiel, et non une simple exigence formelle ou procédurale d’impartialité (p. 38-39). On notera que cette dernière remarque est l’une des rares allusions à l’idée d’une éthique procédurale (on pourrait penser, par exemple, à l’“ éthique de la discussion ”) qui, dans cet ouvrage, retient assez peu l’attention de l’auteur.
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Lorsqu’il dénonce la “ panique morale ” ambiante, Ruwen Ogien ne s’en prend pas aux positions “ traditionalistes ” ou “ intégristes ”, qu’il dénonce cependant avec force et dont il souligne les incohérences, mais bien à ceux qui acceptent d’ordinaire les grandes lignes d’une éthique minimale, sans aller jusqu’au bout de ses conséquences. En effet, il n’est pas facile d’en rester aux trois principes de l’éthique minimale et d’en accepter toutes les implications. Si bien que, face à un certain nombre de situations, la tentation est grande de sortir de l’éthique minimale : nous sommes comme “ pris de vertige devant la pauvreté volontaire des principes de l’éthique minimale et dans l’incapacité de nous y tenir ” (p. 49). La panique morale qui en découle est alors le produit de quatre tendances critiquées par Ruwen Ogien :
En réalité, on l’a dit plus haut, l’ouvrage ne se résume pas à une critique de la “ panique morale ”. Ruwen Ogien essaie, à son tour, de prendre en charge quelques questions contemporaines, en essayant d’appliquer rigoureusement les principes de l’éthique minimale. Il s’agit de fournir quelques exemples d’une prise en charge sereine et rationnelle de ces problèmes. Ces essais fournissent la matière de la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée : “ Problèmes d’éthique concrète ”. Dans ces pages, Ruwen Ogien est donc amené à s’adonner à ce qu’il est maintenant convenu d’appeler l’ “ éthique appliquée ”. Toutefois, en bon spécialiste de méta-éthique, Ruwen Ogien ne se livre pas à cet exercice sans quelques réserves préalables. L’un des chapitres les plus intéressants du livre, celui qui ouvre la deuxième partie, cherche ainsi à répondre à la question suivante : “ L’éthique appliquée est-elle une imposture ? ”. Le fait est que, ces derniers temps, “ l’éthique appliquée a connu, un peu partout, une expansion impressionnante ”, et que “ les philosophes se sont pris à ce jeu qui consiste à donner toutes sortes de conseils pratiques à ceux qui en demandent (et aussi, malheureusement, à ceux qui n’en demandent pas) ” (p. 63). Philosophiquement, l’omniprésence de l’éthique appliquée est d’ailleurs d’autant plus étonnante qu’elle témoigne d’une confiance dans le pouvoir normatif de la raison que ni la méta-éthique de langue anglaise, ni la philosophie “ existentielle ” d’Europe continentale n’incarnaient vraiment ! Nous sommes donc passés, en très peu de temps (deux à trois décennies), d’un scepticisme très fort quant au pouvoir normatif de la raison, à une confiance et à une ambition peut-être excessives. Ce constat étant fait, il n’en reste pas moins que, conceptuellement, le renouveau de l’éthique normative et l’explosion de l’éthique appliquée ont été rendus possibles, du point de vue de la méta-éthique anglo-saxonne, par un retour progressif à l’idée que les jugements moraux peuvent être rationnellement fondés. Ruwen Ogien préfère d’ailleurs insister sur cette condition de possibilité de l’éthique appliquée, interne à la philosophie, plutôt que sur les facteurs causaux externes généralement retenus, en particulier la fameuse “ demande sociale ” (“ dont tout le monde parle et que personne ne sait caractériser exactement ”, p. 65). L’auteur analyse quelques critiques récurrentes de l’éthique appliquée, en cherchant à en pointer les limites. Ainsi, on peut accuser l’éthique appliquée de fournir des principes qui, au fond, se révèlent inutiles pour la prise de décision individuelle. Mais Ogien rétorque que le rôle de l’éthique appliquée n’est peut-être pas d’éclairer la décision individuelle ; après tout, l’avortement, l’euthanasie, le clonage, la peine de mort... sont des questions d’éthique appliquée qui ont une portée universelle, et qui ne sont donc pas nécessairement reliées à des questions individuelles. L’auteur analyse, par ailleurs, une critique plus politique, qui consiste à pointer une dimension idéologique dans les débats d’éthique appliquée. Ainsi, par exemple, les débats de bioéthique auraient une fonction idéologique précise : faire accepter progressivement l’idée que tout est possible. La bioéthique, l’une des principales branches de l’éthique appliquée, pourrait ainsi être vue comme une “ agence de relations publiques pour les biotechnologies ”, dont la fonction serait de conditionner l’opinion publique. La critique, évidemment redoutable, est intégrée mais dépassée par Ruwen Ogien ; ce dernier reconnaît les limites des discussions publiques, mais réfute l’idée selon laquelle il faudrait, du seul fait de ces limites, ne plus avoir du tout de débats publics. D’où la position qu’adopte finalement l’auteur : faire de l’éthique appliquée avec certaines réserves, et en ayant l’honnêteté d’afficher un message de mise en garde au destinataire : “ à consommer avec modération : sans garantie philosophique ultime ” (p. 65).
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Il n’est pas question de résumer ici l’ensemble des analyses “ d’éthique concrète ” proposées par Ruwen Ogien. Le lecteur pourra lire deux excellents chapitres (pp. 72-102) sur le clonage reproductif humain, dans lesquels l’auteur montre -de façon très convaincante- que l’interdiction du clonage pose au moins autant de problèmes que la position libérale. Ruwen Ogien va même jusqu’à développer la thèse paradoxale selon laquelle “ le clonage n’est pas un problème moral ”, dans la mesure où il semble n’y avoir aucune raison morale de l’interdire, ni réellement de raisons morales de le promouvoir. Deux chapitres reviennent ensuite sur la question de la pornographie, au sujet de laquelle Ruwen Ogien avait déjà publié un ouvrage récemment (Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003). Pour être tout à fait franc, l’argumentation m’a paru ici un peu moins convaincante. La question de la prostitution et l’idée de perversion sexuelle sont ensuite abordées.
Une troisième et dernière partie, intitulée “ Le débat sur les principes du débat ”, revient à des questions plus “ théoriques ” de philosophie morale. Même si l’unité organique de cette partie paraît moins nette que dans ce qui précède, le propos ne manque jamais d’intérêt. Il faut mentionner en particulier deux excellents chapitres. L’un (le chapitre 18) revient sur l’opposition, désormais classique mais souvent caricaturée, entre le déontologisme et le conséquentialisme ; l’auteur y déconstruit successivement huit compréhensions erronées ou caricaturales de cette opposition. L’autre, le chapitre 19, revient sur l’utilitarisme et ses critiques. Il est vrai que l’importance de la doctrine utilitariste est largement sous-estimée en France, et que les critiques les plus souvent retenues ne sont pas forcément très éloignées d’une caricature pure et simple. L’auteur revient ainsi sur les différentes versions de l’utilitarisme (Jeremy Bentham, John Stuart Mill, Henry Sidgwick), et analyse la portée des critiques classiques et contemporaines les plus récurrentes.
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La Panique morale est un livre stimulant, au propos toujours clair, à la rédaction vive et plaisante, dont on ne saurait trop conseiller la lecture. De Ruwen Ogien, on pourra également lire - outre les titres déjà cités - : Le Réalisme moral (Paris, PUF, 1999), important ouvrage de méta-éthique ; Le Rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique (Éditions de l’éclat, 2003) ; La Philosophie morale (Paris, PUF, 2004, coll. “ Que sais-je ? ”, en collaboration avec Monique Canto-Sperber). On doit également à Ruwen Ogien un certain nombre d’entrées dans le précieux Dictionnaire d’Ethique et de philosophie morale, publié aux PUF sous la direction de M. Canto-Sperber, ainsi qu’une contribution au Précis de philosophie analytique, publié aux PUF sous la direction de Pascal Engel.