mercredi, 2 mai 2012
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Compte rendu de Laurent Fedi.
Serge NICOLAS, Histoire de la psychologie française. Naissance d’une nouvelle science. Préface de Maurice Reuchlin, In Press, coll. « Psycho », 2002.
Compte rendu de Laurent Fedi.
Il existe des ouvrages d’histoire de la psychologie pour les écoles de psychologie allemandes, américaines, anglaises, italiennes, mais rien de sérieux pour la France, constate S. Nicolas. Son manuel vient combler une lacune qui, à vrai dire, n’étonne guère quand on voit l’injustice que subit la philosophie française (Condillac, Condorcet, Maine de Biran, Comte, Cournot, Renouvier, Ravaisson, Tarde, Duhem, Brunschvicg, etc.) dans nos propres structures d’enseignement. Il s’agit bien d’un manuel, contrairement à ce que prétend M. Reuchlin dans sa préface vantant l’ouvrage, et certes d’un excellent manuel, qui restitue avec une érudition impressionnante, dans un style sobre, le développement des institutions de psychologie et le rôle des grandes figures de cette discipline ou de ses spécialités, fournissant un éclairage historique utile non seulement aux étudiants de psychologie, mais aussi aux philosophes soucieux de comprendre par quelles médiations et avec quelles difficultés parfois la psychologie s’est introduite dans l’enseignement de la philosophie avant d’en être expulsée puis de s’y réinsérer partiellement. S. Nicolas a centré son travail principalement sur le contexte institutionnel, en attendant la réalisation d’une étude plus volumineuse, annoncée dans l’introduction. Ce choix devait conduire naturellement à éliminer certains aspects théoriques (concurrence des modèles psychologique et sociologique, incidence de la phénoménologie, rapport au structuralisme, etc.) et à minorer certains auteurs (Bergson, Sartre et Merleau-Ponty, parce que « philosophes », Piaget parce que « suisse », etc.), mais ces défauts (qui n’en sont point au vu des critères retenus) sont compensés par la richesse des annexes qui jalonnent le texte : notices biographiques brèves et complètes, tableaux clairs et instructifs sur l’enseignement et l’édition de la psychologie en France, liste des formations actuelles, etc. On circule finalement avec aisance dans ce livre bien équilibré, faisant la part des différents courants et citant des documents d’archives lorsque ceux-ci permettent de cerner plus finement les intentions des protagonistes, personnages célèbres ou oubliés.
Libre au lecteur de chercher dans un tel ouvrage les informations dont il a besoin. Les philosophes seront particulièrement intéressés, me semble-t-il, par trois facettes.
D’abord, la plongée de S. Nicolas dans ce qu’il appelle la « préhistoire » de la psychologie française. On y voit Laromiguière rectifier les abus de l’algébrisation de la psychologie sensualiste et réintroduire les notions de facultés de l’âme et d’activité de l’esprit que Victor Cousin et ses disciples (Bautain, Jouffroy) investissent dans un éclectisme spiritualiste assez dominant - politiquement - pour se prolonger sous la Troisième République et affronter péremptoirement les pionniers de la psychologie empiriste. On y voit parallèlement se constituer une psychologie d’inspiration « matérialiste », soutenue par le positivisme, encore que l’adjectif « matérialiste » tienne à une projection rétrospective assez nettement orientée. On regrette à cet égard que la « phrénologie » de Gall soit présentée par S. Nicolas comme une « pseudo-science » (p. 54), alors que toute science, et la neurologie comme les autres sciences, plonge ses racines dans un état du savoir nécessairement imparfait, drainant, comme chacun sait, des présupposés idéologiques informels. Si Comte attaque frontalement la psychologie, il faut bien voir - comme l’explique S. Nicolas - qu’il vise à travers elle l’introspection, et qu’il ouvre la voie à une psychologie des affects susceptible d’être reprise à un niveau sociologique. La piste de la psychologie ethnographique de Lévy-Bruhl aurait peut-être mérité en ce sens d’être esquissée. Mais ce qui est très bien montré pour cette période, c’est la confusion originelle de la philosophie et de la psychologie, qui remonte sans doute à l’âge classique (Descartes, Port-Royal, puis les théories empiristes de Locke et de Condillac) et fait écran à la psychologie scientifique en tant que discipline autonome.
Le second point est précisément le combat pour l’introduction de la psychologie à l’Université. L’institutionnalisation de cette discipline doit beaucoup à Théodule Ribot et à sa thèse sur l’hérédité qui lors de la soutenance rencontra l’hostilité des partisans du spiritualisme. Il est vrai qu’à l’époque, il était mal vu de se réclamer de la méthode scientifique pour parler de l’esprit. Caro, Franck et quelques autres thuriféraires défendaient coûte que coûte l’honneur de l’âme face aux tenants de l’objectivisme. A la même époque pourtant, Bergson reprend quelques conclusions de Ribot et les inscrit dans un champ philosophique qu’on ne peut guère taxer de matérialisme. Binet rencontre les mêmes difficultés et, malgré la renommée de ses études sur la suggestibilité et la mesure de l’intelligence, il échoue dans ses candidatures à la Sorbonne et au Collège de France. C’est Pierre Janet qui, soutenu par Bergson, obtient en 1902 la chaire de psychologie du Collège de France. Il y enseigne jusqu’en 1934 sa théorie de la psychopathologie des conduites, une théorie que Sartre - comme on sait - aura l’occasion de commenter. Les idées font leur chemin et, en 1920, l’Institut de psychologie de l’Université de Paris ouvre ses portes. Un diplôme sera décerné aux étudiants qui pourront justifier d’une scolarité de deux semestres et qui auront suivi avec assiduité trois des enseignements principaux, théoriques et pratiques de l’Institut. A partir de cette date, la psychologie fait une entrée massive dans les lieux d’enseignement. C’est à cette date aussi que les théories de Freud commencent à s’introduire en France.
D’où le troisième point : la résistance de la psychologie française aux innovations de la psychanalyse. Les notices biographiques de S. Nicolas montrent bien l’hostilité d’un Paul Sollier ou d’un Georges Dwelshauvers aux théories de Freud. Quant à Janet, il soupçonne Freud d’avoir utilisé ses travaux sans les citer. Il aura fallu que la psychologie clinique s’oppose à la psychologie expérimentale pour voir émerger - lentement d’ailleurs - une possibilité d’accueil de la psychanalyse en France. René Laforgue fonde en 1926 la Société psychanalytique de Paris, en 1927, la « Revue française de psychanalyse » et en 1934 l’Institut de psychanalyse. Daniel Lagache crée en 1953 la Société française de psychanalyse, que Lacan va rejoindre avant de retrouver son indépendance avec ses légendaires séminaires. On perçoit dans cette fresque une spécificité française. Binet, Janet, Le Bon, Pradines ont incarné des théories assez consistantes pour faire un moment obstacle à la réception de la psychanalyse, comme les doctrines sociales de Saint-Simon, Leroux, Renouvier, Fouillée, Bourgeois, avaient fait écran, en leur temps, au marxisme. Les écoles françaises vont marquer durablement l’étude de la « conscience », de la « mémoire », des « représentations », comme en témoignent nos anciens manuels du secondaire (un peu négligés dans ce tableau, à mon avis, par S. Nicolas qui s’interroge trop peu sur la spécificité française). L’un des mérites de l’ouvrage est aussi de réévaluer les apports plus récents de Paul Fraisse, Zazzo, Oléron, Pontalis, Anzieu, qui méritaient bien une place aux côtés de Lacan et Simondon, mieux connus de nous.