mercredi, 2 mai 2012
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Compte rendu de Francis Foreaux.
Pierre-André Huglo : Sartre : Questions de méthode, Paris, L’Harmattan 2005.
Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.
Le titre pourrait tromper un lecteur pressé, à qui il est déconseillé de lire les pages denses et substantielles de ce petit livre. Certes, le propos de Pierre-André Huglo tourne bien autour d’un livre de Sartre, Questions de méthode, et il n’y a, de ce point de vue, pas tromperie sur la marchandise, mais il est mené avec la ferme intention de mettre en question la méthode que prétend défendre et illustrer le fondateur de l’existentialisme français contre une phénoménologie présentée comme idéaliste et contre un marxisme défini comme scolastique. L’essai traite donc bien, à longueur de page, de méthode, mais pour mettre en question ce qu’en dit Sartre dans Questions de méthode et, d’une manière plus générale et plus ambitieuse, ce qu’en dit la phénoménologie. Cette ambition confère à cet essai une portée et un intérêt philosophiques qui vont bien au-delà d’une simple étude d’histoire de la philosophie. Tout bien pesé et réduit à l’essentiel, son objet est de soumettre à un examen rigoureux et sans concession les notions conjointes, centrales dans la démarche sartrienne, de conscience et de sujet. Pour mener à bien cette tâche, Pierre-André Huglo pense, dans un premier temps, avec Sartre contre Sartre, puis, dans un deuxième temps, s’efforce de penser au-delà de Sartre contre Sartre.
On comprendra, après ce qui vient d’être dit, que nous ayons choisi de commencer par un bref résumé de la thèse finale. Pour le dire tout net, la phénoménologie, en tout cas sous la forme qu’elle a prise dans la pensée de Sartre, est une méthode inconsistante, infidèle à ses principes ; elle est même une « construction fictive ». Le caractère lapidaire du propos mérite quelques explications. Rappelons que la phénoménologie, qui veut s’en tenir rigoureusement à une description méthodique de l’expérience (la « mise entre parenthèses du monde »), défend un « monisme phénoménal », ce qui l’autorise à renvoyer dos à dos le matérialisme et l’idéalisme. A prendre les choses à la lettre, dans l’expérience que tout un chacun peut faire de la vision, la vue d’un arbre par exemple, il n’y a que le ceci qui est vu, l’arbre qui apparaît, et tout l’être de l’arbre est dans son apparaître. Cependant la phénoménologie ajoute que cet arbre apparaît pour une conscience qui, bien sûr, n’est rien (néant), puisque son seul mode d’être est une ouverture au monde (intentionnalité) ou un éclatement vers le monde (elle « ex-siste »). Or, et Pierre-André Huglo axe son analyse critique sur ce point, cette conscience, qui n’est rien, a cependant une caractéristique, celle d’être aussi toujours conscience d’elle-même. Car si la conscience, qui est toujours conscience de quelque chose, n’était pas une conscience non thétique, irréfléchie, d’elle-même, elle serait inconsciente, ce qui, pour Sartre, est une contradiction dans les termes. Cependant, comme le souligne Pierre-André Huglo, pour éviter ce qui est posé ici comme une contradiction, une conscience-inconsciente, la phénoménologie sartrienne en commet une autre : nous ne faisons jamais l’expérience d’une conscience non-thétique, celle-ci est le résultat d’une déduction inavouée, et inavouable, pour rester fidèle au principe de la description phénoménologique, faite précisément pour éviter l’idée d’une consciente inconsciente d’elle-même. C’est ce qui finalement conduit à faire de la conscience une entité différente du phénomène (une réalité paradoxale trans-phénoménale). Ainsi, la phénoménologie, quoi qu’elle en ait, n’évite pas le dualisme et l’idéalisme qu’elle s’efforçait pourtant écarter : « la conscience comprise comme une entité paradoxale qui se transcende vers le monde - cette conscience est une fiction construite par le discours phénoménologique » (p. 87). Le propos, tel qu’il est présenté ici, est rapide ; aussi renvoyons-nous aux pages où Pierre-André Huglo traque le dualisme inconséquent, et l’introduction tout aussi inconséquente d’une entité consciente, dans les couples de concepts mis en place par Sartre : conscience réfléchie et conscience irréfléchie, le vécu et le connu, etc.
Mais comment peut-on mieux mettre en évidence ce caractère fictif de la conscience phénoménologique, si ce n’est en mettant en évidence, sur pièces, son incapacité à produire des effets cognitifs hors du champ théorique qui est le sien ? C’est ici que nous revenons au début, précisément à Questions de méthode. Cette œuvre tient une place centrale dans l’œuvre de Sartre ; elle fait la transition entre deux périodes de sa vie, celle consacrée à la rédaction de L’Être et le néant et celle du philosophe engagé, compagnon de route du parti communiste, auteur de la Critique de la raison dialectique. Le résultat essentiel de L’être et le néant est de démontrer le caractère irréductible de la subjectivité, à condition qu’elle soit pensée de manière adéquate dans un nouveau langage philosophique (phénoménologique) excluant d’en faire une réalité substantielle. Elle est un néant, et de ce statut existentiel on peut déduire l’absolue liberté qui la caractérise. Mais, et c’est le problème qui hante Sartre, comment bâtir une morale à partir de ce présupposé d’une absolue liberté vécue dans l’irréductibilité de la subjectivité ? L’échec d’une première tentative, consignée dans Cahiers pour une morale, restés inachevés, conduira Sartre à chercher une issue dans une autre direction : l’histoire, et à ouvrir un long dialogue, interrompu seulement après 1968, avec le marxisme. Ce qui le met en face d’un problème tout aussi ardu : comment concilier une philosophie de la subjectivité donatrice de sens avec l’idée d’un sens objectif de l’histoire ?
Dans un premier temps (ch. I), Pierre-André Huglo insiste sur la légitimité d’une telle entreprise. A s’en tenir au seul point de vue épistémologique, tout historien se doit de réfléchir sur le statut des réalités trans-individuelles, des « totalités » ou des « ensembles » (classe sociale, l’État, associations, etc.) qu’il construit et utilise ; il doit aussi prendre garde de ne pas réifier ces concepts pour éviter un réalisme naïf ou un « apriorisme métaphysique ». Cependant, la démarche de Sartre quitte le terrain de la seule science historique quand elle prétend « fonder dans le réel le moment de la totalisation » et placer, pour ce faire, dans la subjectivité la charge d’expliquer le mouvement totalisateur de l’histoire. On passe ainsi d’une perspective épistémologique à une perspective ontologique. Citons Pierre-André Huglo : « le mouvement de Questions de méthode est ainsi non seulement - pour reprendre la célèbre formule de Marx à propos de Hegel - de remettre la dialectique hégélienne « sur ses pieds », mais, pour ce faire, c’est-à-dire pour s’émanciper de son caractère idéaliste, de la mettre partout puisqu’il n’y a de dialectique des ensembles que par les dialectiques singulières qui les constituent » (p.36)
Les chapitres suivants (II et III) veulent montrer que Sartre ne peut pas, sans se trahir, c’est-à-dire sans contredire les analyses de L’être et le néant, qu’il revendique toujours entièrement, tenir ses promesses. La conscience totalisatrice est réinterprétée, à la lumière du marxisme, comme dépassement ; ce dépassement est conçu comme un mouvement dialectique d’intériorisation des conditions initiales puis d’extériorisation vers de nouvelles conditions (ch. II). Or, cela ne peut être théoriquement assumé qu’au prix d’un gauchissement de la conscience telle qu’elle est antérieurement théorisée. Certes, dans les œuvres antérieures, la conscience transcende la situation, puisqu’il n’y a de situation que pour une conscience, mais cette transcendance implique qu’elle ne saurait être quelque chose, qu’elle n’est précisément rien et surtout qu’elle n’a aucune intériorité ; elle est pur « éclatement vers le monde », ou encore intentionnalité. Or, la nouvelle interprétation de la transcendance de la conscience, dans le langage de l’intériorisation-extériorisation, la dote subrepticement d’une intériorité et conduit, volens nolens, à en faire un mode de la substance historique. Sartre peut ainsi se croire autorisé à réutiliser les mêmes concepts (la « transcendance », le « projet » ), mais alors qu’il pense ne leur faire subir qu’un simple ajustement, il est conduit à les dénaturer.
Comment, ensuite, penser les « collectifs » tout en maintenant la thèse que le principe totalisateur se trouve dans les consciences individuelles (ch.III) ? Sartre peut reprendre à son compte l’affirmation de Marx que ce sont les hommes qui font leur histoire, ce qui lui permet de faire l’économie d’un « grand totalisateur », et qu’ils la font dans des conditions déterminées qu’ils n’ont pas choisies (« circularité du conditionnement »). Il peut penser trouver dans la notion de praxis le chaînon qui relie solidement le marxisme qu’il fait revivre et la phénoménologie qu’il promeut. Seulement voilà, pour Marx les réalités historiques, les « collectifs », sont les résultats quasi mécaniques des praxis, résultats qui réagissent sur elles ; nous sommes dans le cadre d’un « système rétroactif » conséquent. La conscience que prennent les individus de la situation produite ne constitue rien du tout par rapport à elle, n’a aucune efficace sur elle, elle a même de fortes chances d’en être une représentation illusoire. Il ne peut en aller de même dans la conception phénoménologique des choses. Une totalité est la raison de la série inachevable de ses apparitions dans la ou les consciences, ce qui confère à la conscience un pouvoir dévoilant et à la totalité le rang d’une essence, même si cette dernière ne se tient plus en retrait derrière ses divers accidents, puisque la distinction que la philosophie classique faisait entre l’essence et ses accidents a été remplacée par celle de l’infini et du fini. Poussées dans leurs derniers retranchements, les analyses de Questions de méthode ne sont opératoires qu’au prix d’une remise en question des principes fondateurs de la phénoménologie, prix que ne prétend pas payer Sartre. C’est cependant ce prix qu’il lui faut payer et que lui réclame Pierre-André Huglo dans son avant dernier chapitre au titre éloquent : la conscience sartrienne est un mythe.
A fil des pages, souvent denses, le lecteur s’aperçoit que Pierre-André Huglo, qui ne cache pas la fascination qu’exerça sur lui Sartre, déboulonne la statue de celui qu’il considéra comme un maître, qu’il procède à sa manière à un parricide, qu’il se cherche aussi de nouveaux alliés, notamment du côté des sciences cognitives. Mais surtout il devine que Pierre-André Huglo s’est engagé sur la voie d’une nouvelle manière de penser qu’il entend poursuivre jusqu’au bout, que les questions de méthode qu’il a patiemment examinées sont bien celles qu’il s’est d’abord adressées à lui-même et qu’il a débroussaillé patiemment le terrain pour penser à nouveaux frais une question somme toute éternelle : qui suis-je ? En fermant le livre, ce même lecteur n’est donc pas surpris de constater que les dernières lignes écrites par Pierre-Hugo, qui reprend ainsi à son compte le projet de toute philosophie, sont consacrées à la quête de la sagesse.
Pierre-André Huglo, bien connu dans notre académie, est agrégé et docteur en philosophie. Il enseigne au Lycée Louis Thuillier d’Amiens et est également l’auteur de Approche nominaliste de Saussure (même éditeur, 2002) et de Vocabulaire de Goodman (Ellipses, 2002).