Philosophie

Habermas, Jürgen : L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?

mercredi, 2 mai 2012

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Compte rendu de Francis Foreaux.

Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? Trad. Par C. Bouchindhomme - Paris, Gallimard, novembre 2002.

Compte rendu de Francis Foreaux, IA-IPR de philosophie.

Il y a un peu plus de 3 ans, en septembre 1999, l’affaire Peter Sloterdijk défrayait la chronique des deux côtés du Rhin. Le penseur Allemand venait d’annoncer, en effet, dans une conférence désormais célèbre (Règles pour le parc humain- texte disponible aux éditions Mille et une nuits, n°262), tout à trac, et "la réforme des qualités de l’espèce humaine" et la fin de "l’ère de l’humanisme".. Il s’appuyait largement sur les progrès de la science génétique et de la biotechnologie pour étayer ses thèses et s’en prenait ouvertement aux théoriciens de l’éthique de la discussion, partisans d’un humanisme jugé obsolète et pourvoyeur, selon lui, de la mauvaise conscience allemande, dont il dénonçait l’hégémonie en Allemagne.

On ne sait ce qu’il adviendra de ces prophéties et de ces anathèmes ; ce qui en revanche est sûr, c’est que Peter Sloterdijk a fourni à J. Habermas, qui n’est pas resté sourd aux attaques dont il a été l’objet, l’occasion de préciser sa position sur les développements des connaissances génétiques et sur leurs applications sur l’homme, tout en portant le débat, par la profondeur qu’il a su lui donner, bien au-delà de l’événement déclencheur. Il résulte de ses réflexions la publication en Allemagne d’un nouveau livre, Die Zukunft der menschlichen Natur. Auf dem Weg zu einer liberalen Eugenik ? (Suhrkamp Verlag, 2001), dont il convient de saluer ici la toute récente traduction (L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? ; Paris, Gallimard, 2002).

Il faut, si l’on suit les analyses de J. Habermas, commencer par préciser le contexte culturel qu’on doit obligatoirement avoir présent à l’esprit pour que la réflexion, désormais engagée partout et au plus haut niveau politique, autour des possibilités inédites qu’ouvrent la recherche biologique et les techniques de manipulation génétique, soit élevée et maintenue au niveau de pertinence qui doit être le sien. Et d’abord pendre acte de la situation historique, post-métaphysique et post-religieuse, qui caractérise notre modernité. Les tentatives de fonder les normes universelles qui doivent régir la vie humaine, ce que l’on appelait autrefois la vie bonne et accomplie, que ce soit sur une connaissance de ce qui est éminemment ou sur une révélation, sont devenues caduques. Il revient à chacun de choisir les valeurs qu’il doit faire siennes pour mener une vie qui ait à ses yeux, et peut-être aux yeux de ceux qui veulent le comprendre, un sens. Il peut le faire bien sûr en choisissant parmi celles que lui offrent les traditions, ce qui signifie que ces dernières ne sont pas nécessairement mortes, ou encore en inventer d’autres. Le pluralisme des mondes vécus est le fait indépassable de notre modernité.

Ce diagnostic ne doit cependant pas conduire, comme certains ont été tentés de le faire dans le sillage de Max Weber, à renoncer à la référence à l’universel et à la raison, en ne conservant d’elle que sa version faible, sous la forme d’une rationalité instrumentale, et en abandonnant la délibération en vue d’un accord raisonnable sur des fins communes au profit d’une décision pour les valeurs ne relevant que d’elle-même (le décisionnisme). Le critère de l’universel peut et doit même être élevé, plus que jamais, au rang de critère décisif pour qu’une vie commune soit non seulement possible mais aussi moralement acceptable ; sous réserve toutefois qu’il ne porte que sur les seules conditions formelles et renonce à toute prétention substantielle, selon une conception procédurale de la raison. La vie bonne doit être distinguée de la vie juste. La vie juste est celle qui peut être en principe acceptée par tous, tout en laissant chacun libre de décider pour lui du sens concret de sa vie. Le critère de la justification apporte une limite immanente, universellement acceptable, mais reste substantiellement neutre. La théorie de l’éthique de la discussion a voulu précisément apporter une contribution décisive à la définition des critères de normativité d’une vie juste ; ce qui lui permet aussi de revendiquer le statut d’une théorie politique débouchant sur une critique pratique de la vie politique, dans le cadre de l’État démocratique moderne qui se fonde sur "le principe constitutionnel de tolérance".

Pour en finir avec cette présentation de notre situation historique, il faut ajouter encore un point, et non des moindres. Le développement des sciences et des techniques s’est fait parallèlement, et même conjointement, avec celui des conditions politiques de l’État démocratique moderne. Ils se sont apporté un soutien mutuel du double point de vue de l’avènement d’un sujet autonome, maître de sa destinée, et de la recherche du bien-être privé et/ou collectif comme seul but digne d’être visé. La science a favorisé l’émergence de la conscience de soi autonome ; celle-ci s’est politiquement affirmée avec la revendication du sujet politique démocratique qui, en retour, a donné les conditions institutionnelles pour que l’esprit de la recherche scientifique, libéré des contraintes de la tradition, puisse se répandre. Dans les deux cas, la quête de l’utile fut la fin assignée au sujet politique (le bien-être) comme au sujet connaissant (la réussite).

L’"eugénisme libéral" ("c’est ainsi que je nomme une pratique qui laisse à l’appréciation des parents la possibilité d’intervenir sur des cellules germinales fécondées", p. 117) doit être considéré en gardant toujours à l’esprit la dernière remarque que nous venons de faire. La possibilité désormais offerte, ou sur le point de l’être, aux parents d’agir sur le génome de leur futur enfant, non seulement pour éviter les effets d’une maladie héréditairement lourde (eugénisme négatif), mais aussi en vue d’une amélioration de certaines qualités physiques ou mentales, ou de dispositions considérées comme des qualités, dans le sens de préférences individuelles (eugénisme positif), semble aller de pair avec le devenir démocratique de notre société et l’individualisme qui lui est lié. S’y opposer, objectent les partisans de l’eugénisme libéral, n’est-ce pas porter atteinte au principe constitutionnel de tolérance et revenir aux vieux démons de l’étatisme ? A ne considérer que ce seul point vue, la question que pose l’eugénisme libéral n’est pas fondamentalement différente de celle du choix de l’éducation que les parents donnent à leurs enfants. Les parents ne sont-ils pas libres de donner à leurs enfants, avant leur naissance, telle ou telle qualité comme ils le sont de leur offrir, après leur naissance, telle ou telle éducation ?

C’est dans ce contexte que J. Habermas, qui insiste à plusieurs reprises sur la difficulté de distinguer un eugénisme négatif d’un eugénisme positif, demande s’il n’est pas devenu nécessaire de limiter la recherche biologique et s’il n’est pas moralement possible de justifier une telle limitation, ce qui suppose une intervention du législateur. Sa réponse est claire. Il est nécessaire de le faire avant qu’on soit pris par et dans la logique systémique du fait accompli et qu’il soit trop tard pour revenir en arrière. Mais, et c’est là qu’il donne toute la mesure de l’ampleur et de la pertinence de sa réflexion, il s’efforce de démontrer qu’il est possible de justifier moralement cette limitation, d’une manière qui soit acceptable par tous, quel que choix le choix personnel de vie éthique fait par chacun.

Mais, il faut d’abord montrer la non validité des justifications traditionnelles que l’on donne et que l’on continue de donner pour obtenir du législateur une limitation des interventions sur le patrimoine génétique humain. En effet, la question de savoir à partir de quel moment de son développement l’embryon peut bénéficier du statut de personne, et de la dignité humaine (intangible selon les termes de la constitution allemande) liée à ce statut, est métaphysique ou religieuse ; il est donc impossible de trancher cette question qui relève d’un choix éthique personnel. En revanche, on peut affirmer que la notion de personne n’a grammaticalement un sens, dans un jeu de langage, que lorsqu’elle est insérée dans un réseau d’échanges intersubjectifs réciproques ("l’être entre hommes", cher à Hannah Arendt).

Il devient dès lors possible de justifier un eugénisme négatif. Une intervention préventive sur les cellules germinales est moralement justifiée quand ont peut idéalement supposer que la future personne concernée donnera son accord, ce qui semble être plus que probable dans le cas de maladies héréditaires lourdes, accompagnées d’une vie de souffrances. Cette intervention "clinicienne", idéalement comparable à celle qui a lieu quand on agit médicalement sur une personne adulte qui a la possibilité de répondre par oui ou par non à la proposition de soins qui lui est faite, peut être rigoureusement distinguée d’une intervention "instrumentale", qui exclut la postulation de cet accord.

Mais pourquoi un homme, issu de cellules germinales ayant subi une manipulation génétique afin d’obtenir des améliorations (physiques, esthétiques, etc.), ne donnerait-il pas, une fois devenu une personne adulte à part entière, son accord à une telle intervention aux effets favorables pour lui et pour l’espèce ? La distinction entre une intervention clinicienne et une intervention instrumentale, si on veut lui conserver sa pertinence discriminatoire, doit recevoir un fondement plus assuré.

Seul un approfondissement radical de la réflexion permettra de rejeter cette possibilité de la postulation légitime d’un accord, dans le cas d’un eugénisme positif, qui rendrait inopérante la distinction entre une intervention clinicienne et une intervention instrumentale. C’est cet approfondissement de la réflexion qui constitue la partie la plus intellectuellement excitante du livre et qui conduit J. Habermas à parler d’un "enchâssement de la morale dans une éthique de l’espèce humaine". On peut, en effet, légitimement penser que les manipulations, faites dans le but d’une amélioration du patrimoine génétique (eugénisme positif), auront nécessairement pour conséquence de modifier la compréhension que tout homme a de soi comme être moral, c’est-à-dire comme être humain. En effet, l’autocompréhension de soi comme être moral présuppose, à la fois et d’une manière strictement solidaire, premièrement, la conscience d’être une personne, c’est-à-dire la possibilité offerte à chacun de se ressaisir pour faire sienne la totalité des événements qui lui sont advenus, et cela pour lui donner un sens au sein d’une biographie strictement personnelle, singulière, irremplaçable, unique et, deuxièmement, l’égale réciprocité des personnes. Or, la conscience d’être né à la suite d’une intervention génétique ébranlera la réciprocité de la relation entre générations et, par contagion, la réciprocité des relations intersubjectives.

Surtout, elle portera un coup fatal à la "naturalité" de la condition humaine. Cette notion de "naturalité"mérite une attention particulière. La possibilité de s’approprier sa vie, pour en faire une vie unique et personnelle, a comme présupposé le savoir implicite du caractère contingent de toute existence, produit imprévisible de la rencontre hasardeuse de deux séquences chromosomiques. Cette "naturalité" de l’existence, un "cadeau venu de nulle part" pour reprendre la très belle et très suggestive expression de Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne, p. 9, éditions Calmann-Lévy, 1983), ou encore cette contingence de la naissance qui en fait un événement unique et proprement humain, s’oppose radicalement à la conscience d’être le produit d’une intervention instrumentale voulue selon un plan et des critères prédéfinis. Pour J. Habermas, que nous nous efforçons de suivre, les interventions génétiques, si elles étaient légalisées et banalisées, brouilleraient d’une manière qui peut avoir des conséquences catastrophiques et définitives, les différences catégorielles entre le subjectif et l’objectif, l’artificiel et le naturel, qui structurent la précompréhension que tout homme a du monde et l’autocompréhension qu’il peut prendre de lui-même en tant qu’être moral.

C’est ainsi que si la limitation par le législateur de la recherche biologique et de la biotechnologie ne peut être justifiée sur la base de critères moraux qui relèvent de choix de vie personnels, elle peut l’être du point de vue plus fondamental d’une "éthique de l’espèce humaine" qui met en jeu les présupposés que partagent toutes les morales, quelles qu’elles soient. Il y va bien donc de l’autocompréhension morale de l’espèce humaine.

Reste qu’on peut objecter, et J. Habermas n’élude pas l’objection, que les hommes ne sont pas obligés d’opter pour une existence humaine qui soit moralement digne d’être vécue. C’est une possibilité qui n’est pas à exclure puisque la morale repose fondamentalement sur l’idée de personne et que cette dernière inclut la compréhension d’elle-même comme liberté. Or, on ne peut, sans contradiction, contraindre quiconque à être libre ; la liberté implique aussi la possibilité se déterminer librement pour la non liberté.

Il est peut-être utile ici, pour apporter un éclairage supplémentaire à la réflexion que nous menons en suivant pas à pas les thèses développées dans le livre, de rappeler que J. Habermas a rejeté, dans une controverse qui l’a opposé à son ami K. O. Appel (K. O. Appel, La Question d’une fondation ultime de la raison ; article publié en octobre 1981 dans la revue Critique, n° 413), la possibilité d’une fondation ultime de la raison. La raison ne peut démontrer sa propre nécessité. Peut-être pouvons oser reprendre ici, à notre compte, l’idée fondamentale du philosophie Éric Weil, selon laquelle il faut postuler au fondement de la raison une décision libre pour la raison, qui est aussi une décision absolue pour la liberté raisonnable. Un autre choix que celui de la raison est toujours possible et il suffit pour s’en convaincre de rappeler les cauchemars totalitaires qui ont marqué l’encore tout proche et tout chaud siècle dernier. Nous nous permettrons d’en tirer une ultime leçon : si l’on a pu et si l’on peut encore le définir par la raison, l’homme n’a pas la raison comme il possède telle ou telle propriété ; la raison est une possibilité, certes essentielle puisque sans elle l’homme perd ce qui le distingue de l’animal, mais c’est pour lui une possibilité et un devoir être. C’est pourquoi il vaut mieux parler, à la suite de Hannah Arendt, de condition humaine et non de nature humaine. Il faut donc vouloir la raison et elle est un combat, qu’il faut constamment et opiniâtrement mener, contre toutes les tentations de renoncer, pour des raisons qui ne sont précisément pas des raisons, à son emprise ; son exercice suppose des conditions, politiques et institutionnelles (dont l’école), qu’il faut défendre quand elles sont menacées.

Pour conclure cette présentation et avant de renvoyer le lecteur à la lecture irremplaçable du livre, il convient de remercier Christian Bouchindhomme pour le remarquable travail de traduction qu’il a accompli. Il a su rendre l’ampleur de la langue allemande, et le style particulièrement ardu de J. Habermas, tout en conservant la clarté qui en facilite la compréhension ; il a ponctué, sans l’alourdir, le texte des notes nécessaires pour le rendre accessible aux lecteurs français peu au fait du dernier état de la biotechnologie et des discussions qui ont lieu outre-Rhin. Christian Bouchindhomme s’efforce depuis quelques années de diffuser et de faire connaître en France la pensée de J. Habermas. Outre ses traductions, il est l’auteur d’un Vocabulaire de J. Habermas (nous renvoyons à la recension qui a été faite de ce livre, publié dans la collection Ellipses des éditions Marketing, sur ce site) et coauteur d’un ouvrage, publié sous la direction de Rainer Rochlitz, Habermas. L’usage public de la raison (PUF, 2002). On ne peut que conseiller la lecture de ses ouvrages à quiconque veut en savoir plus sur J. Habermas.