mercredi, 2 mai 2012
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Compte rendu d’Alain Panéro.
Céline Flécheux : L’Horizon. Des traités de perspective au Land Art, Presses universitaires de Rennes, 2009.
Compte rendu d’Alain Panero, professeur à Amiens.
L’horizon peut-il être un objet d’études pour le philosophe ? Oui, si l’on prend acte de l’effort de Céline Flécheux qui, dans un livre très maîtrisé de plus de trois cent pages, issu de sa thèse de doctorat, décline les différentes façons de penser philosophiquement l’horizon. Mais reconnaissons que l’entreprise, brillante et très réussie, peut d’abord susciter, à cause de sa virtuosité même, quelques réticences. On se demande en effet quelle nécessité irrépressible - au-delà des seuls impératifs universitaires - a bien pu pousser l’auteur à isoler ce thème, au point d’en faire presque un personnage ou un compagnon à examiner sous toutes les coutures ? Il y a tant d’autres sujets à traiter, tant d’autres événements qui nous interpellent plus naturellement. Alors, pourquoi l’horizon ? Parce que cette question n’avait jamais été posée pour elle-même ? Parce qu’il s’agit d’un thème qui, par définition, excède tout cadre et donne à penser et donc à écrire encore et toujours ? Redisons-le, le choix du sujet lui-même peut irriter a priori un lecteur soudain las des faux problèmes, des questions circonstancielles, de thèses dont la finalité est surtout de manifester l’endurance d’un candidat à faire le tour d’un problème que les autres, eux, n’ont pas eu le courage ou la folie d’élaborer et de régler. En d’autres termes, et pour le dire de façon un peu massive, qui, aujourd’hui, s’intéresse vraiment à l’horizon ? Qui cela touche-t-il ? Y a-t-il même une expérience de l’horizon qui ne soit pas qu’un discours convenu sur l’horizon ? La pensée de l’horizon n’est-elle pas, au fond, le dernier rejeton d’une théorie du Sublime ? Bref, a-t-on affaire ici à quelque chose de proprement philosophique ou à une production scolastique ?
Toujours est-il que la lumineuse et perspicace Préface du livre, écrite par Baldine Saint-Girons - qui, on le sait, a analysé des expériences du Sublime qui, d’une façon ou d’une autre, et à un degré ou à un autre, bouleversent un jour l’existence -, risque paradoxalement d’égarer un instant le lecteur : en fonctionnant un peu, et malgré la bonne volonté de son auteur, comme une sorte de caution intellectuelle (Baldine Saint-Girons dixit), cette préface peut dispenser le lecteur d’apercevoir par lui-même, le trouble, très léger mais néanmoins effectif, dans lequel le projet de Céline Flécheux prend sa source.
Trouble méritoire qui sublime la froideur ou la neutralité de l’écriture, trouble infiniment discret qui néanmoins change tout aux yeux d’un lecteur éclairé in fine par l’aveu rapide d’un étonnement inaugural devant une toile de Courbet. L’émotion reste donc antérieure à l’analyse, la rencontre précède la déduction : « Au point de départ est l’étonnement éprouvé face au tableau de Courbet, La Vague, où le peintre met l’accent sur une ligne d’horizon qui, au lieu harmoniser les éléments entre eux, disjoint les éléments au premier plan. Il fallait comprendre ce tournant dans la représentation » (p. 281). Frissonnement quasi biographique, sobrement rapporté ici mais fondateur de vie philosophique, d’élargissement de la perception, d’éclatement des cadres : « J’ai eu la chance d’étudier ce tableau lors de l’exposition Le Paysage et la question du sublime organisée par Baldine Saint Girons et Chrystèle Burgard au musée des Beaux-Arts de Valence » (note 2, p. 29). Si toutefois l’auteur ne simule pas ses préférences ou ses goûts, si l’émotion nécessaire précède bien l’écriture de la thèse et non l’impératif de l’écriture les émotions, alors tout s’éclaire en effet. L’expérience originaire, l’intuition originelle, celle qui active les puissances du Verbe, c’est l’émotion esthétique et très personnelle de Céline Flécheux, ici et maintenant, devant cette toile de Courbet, devant ce qu’elle nomme si fortement « la remontée de l’horizon ». Il y a là comme une expérience, qui, à défaut d’être l’expérience du Sublime, est une expérience sublime car inattendue : le retour, à la fin du XIXe siècle, d’une éventualité d’avant l’Histoire, d’avant les conquêtes et les rapports de force, une insurrection originelle en quelque sorte, la dérive native et constitutive de la re-présentation. Avec Courbet quelque chose a lieu, de l’ordre de l’événement, qui change tout et fait surgir, restitue ou régurgite, oserait-on dire, la question de l’horizon, et l’horizon lui-même, comme énigme ou survisibilité saisissante, et lui confère, avant tout pouvoir ou décret humain, un tout autre statut : il n’est plus un symbole, un insigne ou une image, il n’est plus le résultat ou l’envers d’un calcul savant et d’une technique de construction mais ce qui ouvre la représentation, ce qui, brisant l’opacité du tout venant de la phénoménalité, instaure la première relation, matrice d’un déséquilibre hasardeux mais fatal, principe d’une itération et d’une démultiplication incontrôlables. Avant la volonté de perspective et de maîtrise des apparences - pour laquelle la théorisation de l’horizon reste un moyen d’organiser les choses et de recouvrir l’étant -, avant la volonté politiquement correcte de bien représenter pour mieux façonner les regards, il y a, tapi dans les plis et les replis de la phénoménalité qui se donne gratuitement, sinon le principe même de la donation, le principe d’une distribution du visible au plus près de la donation, à savoir l’horizon sauvage, pré-symbolique, d’avant la représentation, qui, remonte ou plutôt apparaît enfin, sans préséance et à égalité avec la phénoménalité qu’il distribue.
Et c’est ce parti pris ontologique - la reconnaissance d’un espacement, d’un jeu ou d’un bris inaugural, cette différenciation ou cette partition mouvementée mais à peine perceptible entre les mots et les choses - qui autorise ensuite, ou, à vrai dire, rend supportable le déploiement érudit, à la fois rétrospectif, pluridisciplinaire ou quasi-englobant, de chapitres en chapitres et de paragraphes en paragraphes, d’une culture proprement magistrale. En faisant d’une expérience esthétique le point de départ de sa réflexion, en faisant d’une sorte de jugement réfléchissant l’origine de toute conceptualisation à venir, Céline Flécheux déjoue aussi par avance toute tentation de totalisation par le langage de l’horizon, se mettant tôt à l’abri de toute contradiction : si l’horizon s’inscrit ou s’écrit légitimement, comme question, tant dans le champ de la philosophie que dans celui de l’art, de la peinture, de la perspective ou du paysage, c’est bien parce que, depuis toujours, son apparaître, dont l’éclat, quoique variable, ne saurait être contesté, excède toute région ontologique délimitée. On ne peut donc pas saisir l’horizon mais « cette impossibilité de principe n’empêche toutefois pas sa caractérisation » (p. 16-17).
À la limite, il faudrait soutenir que c’est le regard de Céline Flécheux tombant - par hasard mais tombant tout de même, et donc lesté par quelque chose - sur la toile de Courbet, qui se fait horizon, horizon-piège qui ne pourra plus être esquivé et regard qu’elle ne pourra plus détourner ; ce qui ferait de son livre l’explicitation patiente mais nécessaire, longue et discursive, longue parce que discursive, de l’instant inoubliable et difficilement traduisible de la révélation du retour, et donc de l’oubli, du dévoilement, et donc du voilement, de l’Horizon. Ce qui ferait de l’écriture de l’horizon le seul moyen de se défaire de sa visualité pétrifiante, justifiant ainsi et depuis longtemps, hors du champ universitaire en tout cas, les milliers de mots et les centaines de phrases ou de diagrammes qui disent ce que l’on ne peut dire, les brouillons jetés, les mots cent fois raturés, les schémas gommés : une phénoménographie libératrice donc, remède d’urgence en quelque sorte, exit d’un pur regard qui doit, question de vie, de mort et de survie sociale, retrouver le dehors, se faire subjectivité, arpenter les territoires connus, prendre le temps retrouvé d’admirer le paysage et de philosopher sur des partitions phénoménologiques clairement communicables.
L’auteur, par réserve, modestie ou respect des écrivains qu’elle cite ou dont elle prétend s’inspirer (Michel Collot, p.17), ne nous suivrait certes pas sur ce terrain glissant car singularisant. D’ailleurs, la construction du livre s’y oppose manifestement. Comment pourrait-il en être autrement dans ce travail universitaire dont la rigueur et le sérieux sont si impressionnants ? Les deux premières parties visent à la plus grande objectivité possible et même, si l’on peut dire, à la plus grande scientificité permise. Leur titre seul (« De la conception à la représentation de l’horizon » et « Horizon et concorde : un pouvoir discuté ») est la promesse - pleinement tenue il faut le dire haut et fort - d’un examen scrupuleux, mêlant savamment philosophie, épistémologie et histoire de l’art, parcours et cheminement d’ailleurs très exigeant pour le lecteur lui-même (voir par exemple, p. 68-85 : « Les traités de perspective au Nord de l’Europe »). Et la troisième partie du livre intitulée « Expériences de l’horizon » vise encore à l’universalité, fût-ce une universalité sans concept. Disparaître, s’effacer derrière les grands créateurs (Edmund Husserl, Robert Smithson, Henri Michaux), tout en restant leur porte-parole, s’inspirer des grandes expériences philosophiques et artistiques de l’horizon, les donner à voir, les faire partager, tel est le but avoué ou avouable du professionnel de la philosophie : s’instruire patiemment pour transmettre clairement. D’autant que les enjeux sont de taille : dans un espace social et politique aujourd’hui éclaté, l’horizon et ses avatars philosophiques et esthétiques peuvent fonctionner comme une sorte de principe d’univocité, un principe d’harmonisation ou d’accord des esprits, sans pour autant, là est son intérêt, faire office de clôture. Il y a, donc, si l’on peut dire, un avenir de l’horizon, et pourquoi pas, une éthique de l’horizon. Limite et non borne, borne et limite, ni borne ni limite mais principe de leur distribution, réalité plastique, caméléonesque, à géométrie variable, l’avenir ne déçoit personne, sauf bien entendu les éternels insatisfaits qui, dans un geste poétique, préfèrent soit l’annihiler, au risque de devoir rester seuls avec leur monde, soit détruire le monde pour rester seuls avec l’horizon. Quoi qu’il en soit, le lecteur contemporain, qu’il soit étudiant ou spécialiste, en histoire de l’art ou en philosophie, ou encore artiste, est dorénavant en possession, grâce à Céline Flécheux, d’une ontologie phénoménologique de l’horizon, d’une élucidation en règle de cette bizarrerie autant spatiale que temporelle qui a nom « horizon ».
Qu’il nous soit permis, pour finir, de faire remonter, si l’on peut dire, une question entraperçue plus haut, celle d’une tension entre la visée ontologique et radicale de l’auteur, visée d’autant plus singularisante que son objet reste doublement insaisissable, aussi insaisissable que le temps et l’espace ensemble - ce qui fait aussi tout l’intérêt de cet « ob-jet » - et la dimension culturelle ou institutionnelle, universaliste en tout cas, du travail d’écriture. Autrement dit, comment expliciter ou écrire l’horizon avec des moyens qui, ne sont après tout, que ceux du philosophe ? Cette question ne se réduit évidemment pas à celle de la pluri- ou trans-disciplinarité ou à celle des supports matériels d’exposition et d’identification des idées (peu importe ici, le nombre ou la qualité des illustrations, peu importe le nombre de champs du savoir traversés : littérature, peinture, poésie, Land Art, peu importe le rituel des paraphes, etc.). Non, la question est plutôt celle, purement interne au champ philosophique, du devenir, et même de l’avenir, de la philosophie elle-même : pourquoi ce que disent et écrivent aujourd’hui les philosophes est-il dit ou écrit ? S’agit-il de reprendre à notre compte l’idéal rationaliste des Lumières pour le perpétuer ? S’agit-il plutôt d’autre chose, quelque chose de plus obscur qui aurait à voir, par exemple, au mieux, avec un goût du merveilleux, au pire, avec nos peurs (de la force, des pouvoirs institués ?) ou nos superstitions ? Peut-on aussi faire les deux choses à la fois, jouer en quelque sorte sur les deux tableaux, jongler avec l’ultimatum et échapper à chaque fois à l’un des pôles ? S’agit-il finalement, comme nous le suggérions plus haut, de nous libérer de quelque chose ? Mais de quoi ? D’un regard qui emprisonne ? De ce référentiel toujours trop fixe qu’est la planète Terre ? De ce référentiel parasite qu’est le Je ? D’un anthropocentrisme honteux ? S’agit-il ainsi d’une fascination contradictoire pour le néant ou l’altérité pure, vide sans regard ni horizon ni paysage, d’un fantasme de destruction totale, d’évanouissement du monde, d’inversion poétique du mot et de la chose, avec seulement des signes et des livres, des traces résiduelles en guise d’objectivité ?
Ou bien l’horizon fait donc retour dans le livre grave de Céline Flécheux parce qu’il doit se dire, que son heure a sonné en ce point de synchronie où la plus grande nécessité est la plus grande contingence - et alors se joue bien ici quelque chose qui a à voir, si l’on peut dire, avec l’histoire de l’Être -, ou bien il ne s’agit là que d’une illusion de retour, une sorte d’autosuggestion que l’auteur réussit à nous communiquer, et alors rien n’a lieu sinon un admirable et très enviable exercice de rhétorique. Selon que l’on se situe dans l’une ou l’autre de ces perspectives, les références à Husserl ou à Heidegger n’ont pas ici la même portée : dans un cas, la philosophie de l’horizon reprend le projet phénoménologique et même le prolonge, dans l’autre cas, l’horizon n’est qu’un thème de la phénoménologie parmi d’autres. Dans le cadre d’une soutenance de thèse, il convient d’ailleurs de noter que ce dernier cas seul paraît raisonnablement envisageable ou acceptable ; mais la thèse étant désormais un livre, qui sait si ce qui paraissait modeste n’apparaîtra pas sous un jour nouveau, ne se révèlera pas être, en vérité et originairement, un projet post-phénoménologique susceptible de rivaliser, fût-ce sans pouvoir d’emblée les égaler, avec d’autres aventures, comme celle, un peu déroutante de Husserl dans son texte La Terre ne se meut pas ou celle, assez déstabilisante, de B. Saint-Girons dans son livre intitulé Les Marges de la nuit.
Faire converger les puissances révélées d’un temps qui fuse et celles d’une terra incognita nous introduirait peut-être à une pensée entièrement renouvelée des antiques dichotomies. Si la mouvance des sols et de l’horizon lui-même est l’alpha et l’oméga de l’Être, toute partition de l’être, y compris celle de l’être et de l’étant, s’avère à la fois ontologique et éphémère, ontologique parce qu’éphémère et éphémère parce qu’ontologique. Si toute nécessité tire sa nécessité de son inscription dans le temps, si les relations et les termes de ces relations, aussi extrêmes ou écartés soient-ils, demeurent intrinsèquement passagers, on percevra mieux comment une différence de nature, par définition durable, comme toute configuration, peut en même temps, n’être que provisoirement elle-même. On comprendra mieux comment l’horizon qui n’est pas le paysage peut aussi l’être. La toute puissance de l’horizon d’établir les partages, de distribuer les masses, ne viendrait alors pas tant de sa durabilité, de sa visualité jusqu’à présent ininterrompue, que de sa puissance d’accorder, fût-ce très brièvement - le temps d’un trait de pinceau ou d’un coup d’œil jeté sur la nature ou sur la toile - des régions incroyablement disparates, l’imprévisibilité n’étant pas tant celle du jaillissement du temps que celle de l’émergence de synchronisations improbables, comme par exemple la synchronisation de la mer et du ciel, du haut et du bas, de la surface et de la profondeur, de la lumière et de la nuit, du corps et de l’esprit. Dans ces conditions, l’expérience de la toute puissance du Temps lui-même, qui ne serait plus celle de sa durabilité infinie mais celle de ses synchronisations improbables, apparaîtrait enfin et véritablement - sans illusions ou espérances vaines - à la portée d’une vie humaine, fût-elle toujours trop brève. Goûter un fragment d’éternité reviendrait seulement à expérimenter ici-bas l’effectivité de synthèses ou de synchronisations que l’on jugeait impensables ou impossibles. Il serait alors dommage de réduire précipitamment, par excès de défiance intellectualiste, cette expérience fugace mais effective de l’impensable ou de l’impossible à une simple impression d’artifice. Disons que si le peintre, le photographe ou le musicien peuvent parfois nous proposer des montages sans vie, et donc ratés, le Temps-artiste ou, en termes bergsoniens, l’Ėvolution créatrice, réalisent, eux, sous nos yeux, dans la nature, dans le monde du vivant ou par la médiation de l’artiste inspiré, des compositions sublimes de durées et de spatialités subjectivement et objectivement intenables (La Vague de Courbet, par exemple) qui déjà nous transportent ailleurs. Des spectacles sublimes donc … si par Sublime on veut dire Synthèse de l’insynthétisable, synthèse ou synchronisation effective de ce qui ne peut pas l’être, effective tout de même parce qu’intrinsèquement provisoire.