samedi, 7 avril 2012
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Compte rendu d’Arnaud Desjardin.
Karl-Otto Apel, La Réponse de l’éthique de la discussion au défi moral de la situation humaine comme tel et spécialement aujourd’hui, Louvain - Paris, Peeters, 2001 (traduction française par Michel Canivet).
Compte rendu d’Arnaud Desjardin, professeur de philosophie au Lycée Condorcet de Saint-Quentin.
On ne connaît généralement Karl-Otto Apel que par l’intermédiaire de son collègue et ami Jürgen Habermas et de leur édifice conceptuel commun : l’éthique de la discussion (Diskursethik). Pourtant, au-delà de leurs substantiels points de rencontre théoriques, il ne faut pas perdre de vue que l’éthique de la discussion n’a jamais été, comme on le pense encore trop souvent, l’œuvre monolithique d’un auteur bicéphale. Elle est même désormais le théâtre d’importants débats entre ses deux principaux fondateurs, qui vont jusqu’à remettre en cause la cohérence de l’entreprise. (Il faudrait mentionner également l’existence d’autres débats importants, instaurés notamment par une nouvelle génération d’auteurs proches de l’éthique de la discussion, comme Albrecht Wellmer, Wolfgang Kuhlmann ou Axel Honneth). La réponse de l’éthique de la discussion est donc l’occasion, pour Karl-Otto Apel, de proposer un exposé d’ensemble de sa propre version de l’éthique de la discussion, telle qu’il l’a développée depuis son imposant ouvrage de 1973, Transformation der Philosophie. Cette dernière publication permet notamment à Apel de revenir sur les points de clivage qui opposent désormais sa philosophie à la version habermassienne de l’éthique de la discussion. Avant d’aborder le texte de K.-O Apel proprement dit, il faut revenir quelques instants sur l’origine de ces désaccords, dont nous pensons qu’ils s’enracinent en fait dans des parcours philosophiques que, dès l’origine, peu de choses tendaient à rapprocher.
En effet, on peut aller jusqu’à avancer que les querelles actuelles entre Jürgen Habermas et Karl-Otto Apel (qui ne remettent jamais en cause leur indéfectible amitié) sont finalement moins étonnantes que leur étroite collaboration passée. Pour comprendre ce point, il faut d’abord rappeler que la thématique d’une "éthique de la discussion" n’est pas exactement le fruit d’une collaboration philosophique entre Habermas et Apel, mais plutôt un point de convergence a priori improbable entre deux auteurs aux itinéraires initiaux fort différents. Apel, né en 1922, est de sept ans l’aîné de Jürgen Habermas. La remarque pourrait sembler anecdotique ; la différence d’âge prend pourtant tout son sens dans le contexte historique allemand. Apel, engagé volontaire en 1940, a vécu le traumatisme de la guerre. Sa pensée a de toute évidence été marquée durablement par ce qu’il appelle la "catastrophe nationale" allemande et la question de la "rééducation". Habermas, lui, concède que l’enfant puis l’adolescent qu’il était a vécu les années de guerre dans une illusion de normalité (même s’il est enrôlé lorsque la guerre atteint le territoire allemand). Ensuite, il faut rappeler que Apel et Habermas n’ont surtout pas reçu le même enseignement philosophique. Apel a d’abord été fortement influencé par Heidegger : il rédige, sous la direction du professeur Erich Rothacker, une thèse intitulée Dasein und Erkennen : eine erkenntnistheoretische Interpretation der Philosophie Martin Heideggers ("Le Dasein et la connaissance : une interprétation de la philosophie de Martin Heidegger du point de vue de la théorie de la connaissance", thèse non publiée). On notera qu’il s’agit d’emblée, pour Apel, de procéder à une "re-kantisation" de la philosophie de Heidegger en la ramenant à la problématique de la connaissance. Par ailleurs, pour d’évidentes raisons, Apel ne trouve pas chez Heidegger de réponse satisfaisante à ses interrogations éthiques. Assez tôt sensible au "linguistic turn" de la philosophie, Apel s’intéresse ensuite aux origines humanistes de la philosophie du langage : Die Idee der Sprache in der Tradition des Humanismus von Dante bis Vico [1963] ("L’idée du langage dans la tradition humaniste de Dante à Vico", thèse d’habilitation non traduite). Mais c’est essentiellement le débat avec le "rationalisme critique" de Karl Popper et Hans Albert qui place définitivement la pensée de Karl-Otto Apel sur la voie d’une critique transcendantale du sens et de ses nécessaires implications éthiques (nous allons revenir sur ce point capital), notamment grâce aux acquis conceptuels de Charles Sanders Pearce, dont Apel publie les œuvres en allemand, et à qui il consacre une étude substantielle (Der Denkweg von C.S. Pearce [1975]). Jürgen Habermas a eu, pour sa part, un apprentissage philosophique quelque peu différent. Entamée par une thèse sur l’Absolu et l’Histoire chez Schelling (Das Absolute und die Geschichte : von der Zweispaltigkeit in Schellings Denken, thèse non publiée), sa formation est moins explicitement heideggerienne que celle de Karl-Otto Apel, même si, comme le note très justement Christian Bouchindhomme, "cette thèse vise assurément à retrouver dans l’Idéalisme allemand l’anticipation de l’opposition de l’être et de l’histoire de l’être et peut-être à se donner les moyens d’affronter la catastrophe nazie à partir d’une position voisine du premier Heidegger, contre le second qui abandonne l’histoire à l’erreur". La rupture avec Heidegger est clairement exprimée dès l’article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung : "Penser avec Heidegger contre Heidegger" (titre que K.-O Apel transposera à plusieurs reprises aux dépens de Habermas !), qui fait suite à la publication en 1953 de l’Introduction à la métaphysique, cours de 1935 dans lequel Heidegger parle de la "vérité interne et de la grandeur" du national-socialisme. Parallèlement, Habermas - initié depuis le lycée aux écrits de Marx et Engels - lit De Hegel à Nietzsche de Löwith, Histoire et conscience de classe de Lukacs, Marxisme et philosophie de Karl Korsch et, bien sûr, Dialektik der Aufklärung de Horkheimer et Adorno. Mais il faut insister sur le fait qu’il s’agit là de lectures personnelles : Habermas n’a pas reçu, comme on le lit encore trop souvent, l’enseignement des tenants de l’École de Francfort. Même durant ses trois années d’assistanat auprès d’Adorno à l’Institut für Sozialforschung, Habermas n’a encore qu’une connaissance assez vague des travaux d’avant-guerre de l’Institut. Ce n’est qu’à partir de 1964, lorsqu’il reprend à Francfort la chaire autrefois occupée par Horkheimer, que Habermas s’intéresse directement à la Théorie critique, en partie sous l’influence du mouvement étudiant naissant. Habermas constate alors qu’il a lui-même construit une démarche (selon laquelle, pour le dire vite, la philosophie peut se faire théorie de la société) qui n’est pas étrangère à celle de la première génération francfortoise. Il faut donc prendre beaucoup de précautions lorsque l’on parle de Jürgen Habermas comme d’un représentant de la "seconde génération de l’École de Francfort" : même si ses liens théoriques avec la Théorie critique sont forts, Habermas n’a eu que des liens historiques secondaires avec l’Institut für Sozialforschung. Appliquée à Karl-Otto Apel (comme on le voit parfois), la même formule n’est plus seulement simplificatrice : elle devient franchement erronée, car la démarche de K.-O Apel ne revendique aucun lien précis avec l’École de Francfort ; Apel peut difficilement être considéré comme un théoricien critique de la société.
Malgré ces trajets initiaux différents, Apel et Habermas se sont toutefois rejoints autour d’une même ambition et d’une même intuition. Cette ambition commune consiste à réinvestir à nouveaux frais le projet kantien d’une fondation rationnelle des normes pratiques, contre l’affirmation d’un irréductible "polythéisme des valeurs" ou d’une "guerre des dieux", pour reprendre les expressions de Max Weber, et contre un rationalisme scientiste affirmant l’absolue neutralité et l’incompétence de la raison en matière normative. Leur intuition commune (même si d’importantes nuances ont vu le jour) consiste à identifier dans les ressources du langage, et plus précisément dans les présuppositions pragmatiques de la communication, la source possible d’une transformation de la raison pratique kantienne. Héritiers de la théorie des actes de langage d’Austin et Searle, Habermas et Apel identifient en effet dans toute énonciation une prétention à la validité qui nous amène d’emblée sur le sol intersubjectif de la criticabilité permettant l’entente : "Tout acteur communicationnel qui accomplit un acte de parole est forcé [muß] d’exprimer des prétentions universelles à la validité et de supposer qu’il est possible de les honorer" (Habermas, Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, PUF, 1987, p. 310). Autrement dit, nous ne pourrions jamais nous entendre sur rien s’il n’y avait pas, inscrites dans le langage, des prétentions à la validité (prétentions à la vérité dans le cas de propositions assertives, prétentions à la justesse dans le cas des propositions normatives, prétention à l’authenticité dans le cas des propositions expressives). Ou, plus précisément : dès lors que l’on accepte de discuter, on a toujours déjà tacitement admis un principe normatif et éthique nous enjoignant de soumettre tout différend à des arguments destinés à réaliser un consensus. Ces analyses permettent donc à Apel et Habermas de rejeter le "paradigme de la subjectivité" et de trouver dans la validité intersubjective le critère de fondation des normes pratiques. Cette approche implique, pour Apel et Habermas, que l’on se concentre sur un concept restreint - déontologique - de "morale" (la question de l’agir juste), et que l’on écarte la question "éthique" (d’origine grecque) de la vie bonne (ce en quoi, d’ailleurs, l’éthique de la discussion, comme le reconnaît Habermas lui-même, est très mal nommée, et devrait s’appeler de préférence "théorie discursive de la morale"). D’où le principe "D", qui explicite le sens de la validité normative : "Valides sont précisément celles des normes d’action auxquelles tous les concernés possibles pourraient donner leur accord en tant que participants à des discussions rationnelles". Lorsque le principe "D" est spécifié comme devant réguler de façon impartiale un conflit d’intérêts, il se transforme en la règle d’argumentation "U", pilier central de l’éthique de la discussion, et transposition post-"linguistic turn" de l’impératif catégorique kantien : "Toute norme valable doit satisfaire la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui (de manière prévisible) proviennent du fait que la norme a été universellement observée dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés par toutes les personnes concernées (et préférentiellement aux répercussions des autres possibilités connues de règlement)." (Habermas, Morale et communication, Paris, Cerf, p. 86-87). On notera bien que le principe U est en charge de valider, de "tester" les normes, et non de les produire. Finalement, Habermas lui-même résume très bien l’ensemble de la démarche de l’éthique de la discussion lorsqu’il déclare : "Quiconque entreprend sérieusement la tentative de participer à une argumentation s’engage implicitement dans des présuppositions pragmatiques universelles qui ont un contenu moral ; le principe moral se laisse déduire à partir du contenu de ces présuppositions d’argumentation, pour peu que l’on sache ce que cela veut dire de justifier une norme d’action."
Tel est, en fin de compte, l’édifice conceptuel commun à Habermas et Apel, autour duquel leur convergence est toujours d’actualité. Il n’en reste pas moins, on l’a dit, que d’importants débats opposent désormais les deux auteurs. Ceux-ci apparaissent au grand jour, au moins depuis la publication par Apel du fameux article "Penser avec Habermas contre Habermas". L’un de ces débats a été relativement bien relayé en France : il concerne la prétention développée par Apel de fournir une "fondation ultime" (Letztbegründung) de la raison grâce à la "pragmatique transcendantale" et à son argument central de l’"autocontradiction performative". Habermas ne suit pas Apel sur cette voie, et juge "faible" l’argumentation proposée par Apel. Un autre débat, plus récent, encore très peu connu en France, concerne la question de la responsabilité. Depuis son important recueil d’articles Diskurs und Verantwortung (Discussion et responsabilité, Paris, Cerf, 2 tomes, 1996-1998), Karl-Otto Apel a mis au premier plan de ses travaux la question d’une application responsable de l’éthique de la discussion. Pour lui, cette problématique nouvelle exige l’adjonction d’une "partie B" à la Diskursethik, organisée autour d’un principe spécifique - de nature téléologique - emprunté à l’idée kantienne de progrès. Cette partie B est ainsi destinée à compléter la partie A déontologique, organisée autour d’un principe U qu’Apel juge insuffisant en matière d’application. Pour sa part, Habermas juge l’adjonction d’un tel principe non seulement superflue, mais encore contradictoire avec le caractère déontologique de l’éthique de la discussion.
La Réponse de l’éthique de la discussion permet à Apel de faire le point sur l’ensemble de ces débats.
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La Réponse de l’éthique de la discussion est en fait la reprise écrite de huit leçons prononcées par Apel (en anglais) à l’université de Louvain-la-Neuve en mars 1999. Elle constitue, pour Apel, un exposé didactique de l’ensemble de sa démarche.
La première leçon traite de "la situation humaine comme défi à l’éthique". Apel y reprend une caractérisation classique de l’homme comme être à qui l’instinct fait défaut (Apel cite à plusieurs reprises le mot de Herder : "Instinkt-Mängelwesen"). Ce déficit d’instincts nous oblige, selon Apel, à comprendre l’évolution humaine selon le fil directeur de la moralité : ce qui caractérise la situation de l’homme, c’est que son harmonie avec l’environnement naturel et social n’est pas assurée naturellement, mais doit être construite et relever de choix volontaires. Il faut donc, pour Apel, adopter le point de vue de la moralité comme idée directrice d’une anthropologie historique. Au-delà de l’aspect quelque peu convenu du propos sur le fond, d’importantes questions épistémologiques sont abordées ici. D’abord, Apel reconnaît qu’il y a une apparente circularité à aborder le problème de la situation humaine sous l’angle de la moralité ("Ma caractérisation anthropologique et développementale de la situation humaine comme un problème éthique présuppose déjà vaguement dès le départ ce qu’est la moralité et, ainsi en particulier, que nous, êtres humains, devons être moraux, ce qui veut dire que nous devons observer certaines normes morales.", p. 14). Pourtant, il va montrer qu’une telle présupposition est non seulement acceptable, mais encore nécessaire d’un point de vue pragmatico-transcendantal. En effet, toutes les lectures anthropologiques qui assimilent les institutions et les normes humaines à de simples instances de survie (Arnold Gehlen) ou à des "mimens" (Richard Dawkins), c’est-à-dire à des innovations culturelles qui ne seraient en fait que des imitations et des équivalents des mutations biologiques, et qui donc écartent tout point de vue normatif, tombent immanquablement dans le réductionnisme. Par "réductionnisme", on désigne habituellement (d’une façon, il faut bien le dire, assez vague) toute tentative d’explication du supérieur par l’inférieur qui ne paraît pas épuiser la signification de ce qui est étudié ou, autrement dit, qui laisse la demande de sens plus ou moins insatisfaite. Apel, ici, propose une définition épistémologique beaucoup plus rigoureuse de l’explication "réductionniste", grâce aux acquis de sa "pragmatique transcendantale", et en particulier à une transposition de son argument central de l’"auto-contradiction performative" qu’il nomme "principe d’auto-intégration" (Selbsteinholungsprinzip). L’idée développée par Apel est somme toute assez simple : tout énoncé à prétention scientifique est un discours qui, en vertu de ce que l’on a dit des présuppositions pragmatico-transcendantales de l’utilisation du langage, reconnaît toujours déjà implicitement certaines normes morales. Donc, tout discours anthropologique qui tend à "réduire" les institutions et les normes de la moralité à des caractéristiques biologiques en vient à nier ses propres conditions de possibilité en tant que discours scientifique et rationnel (ce en quoi il commet donc l’équivalent de ce que K.-O Apel désigne habituellement comme une "contradiction performative", puisque la contradiction pointée ne réside pas dans le contenu énoncé, mais dans la distorsion qui existe entre ce contenu et le fait même qu’il puisse être énoncé). Le "principe d’auto-intégration" fournit donc un principe de lecture critique parfaitement opératoire contre les explications réductionnistes de la morale : celles-ci seront dénoncées comme performativement contradictoires, dans la mesure où en tant que discours rationnel, elles ont toujours déjà reconnu la validité non réductible de certains principes éthiques. On notera toutefois que, pour Karl-Otto Apel, le principe épistémologique d’auto-intégration n’a pas seulement un potentiel critique. Il recèle également des implications positives, dans la mesure où il permet d’établir les fondements d’une coopération heuristique entre la philosophie et les sciences humaines "historico-reconstructrices". Apel en fournit d’ailleurs des exemples avec la psychologie du développement moral de Lawrence Kohlberg. Sur les implications et les limites de cette tentative, je me permets de renvoyer à mon article à paraître (revue "Philosophie", éd. de Minuit) : "Les implications épistémologiques du concept d’auto-contradiction performative chez K.-O Apel".
La deuxième leçon traite des "défis internes" auxquels se heurte l’éthique, autrement dit : ceux qui proviennent de l’histoire de la rationalité elle-même. Apel y dénonce toute forme de réduction philosophique de la raison à une rationalité instrumentale ou stratégique. En d’autres termes : Apel rejette toute forme de réduction de la normativité morale à des questions d’intérêts bien compris. Il s’oppose ici notamment aux théories utilitaristes et contractualistes, contre lesquelles il oppose l’argument du resquilleur (free-rider) : si un contrat n’est qu’un produit de l’intérêt, alors le contractant conséquent est celui qui s’engage avec une clause secrète de retrait, une "réserve criminelle" qu’il fera jouer dès que le contrat se révélera contraire à son intérêt propre : "Les théories contractualistes ou utilitaristes (...) ne parviennent pas à montrer pourquoi les contrats devraient être observés lorsqu’ils ne conviennent plus à l’intérêt propre de l’agent. A ce compte, ce qui serait rationnel serait plutôt de conclure le contrat avec une réserve criminelle et de le rompre à une occasion favorable, notamment s’il n’y a pas de sanction à craindre, afin de profiter de l’avantage supplémentaire que le parasite ou le resquilleur retire du fait que les autres observent le contrat." (p. 32-33). D’autre part, note Apel, rien n’empêche les contrats d’être conclus aux dépens de tiers. Apel critique ensuite toute forme de relativisme historique ou culturel, qui affirmerait l’impossibilité de fonder des normes morales universelles consistantes. Il s’oppose ici en particulier aux auteurs dits "communautariens" comme Alasdair Mac Intyre ou Michael Walzer, mais va même jusqu’à reprocher au dernier John Rawls (celui du "consensus par recoupement") ses importantes concessions au relativisme communautarien. Contre l’ensemble des positions dénoncées, Apel fait explicitement jouer la référence à la morale kantienne, non sans relever un certain nombre d’insuffisances, dont le dépassement constitue précisément, pour Apel, le programme de sa version de l’éthique de la discussion. Apel identifie trois insuffisances principales de la morale kantienne. D’une part (l’accusation n’est pas nouvelle), la morale kantienne n’est qu’une éthique de la bonne volonté ou de l’intention (une "Gesinnungsethik" au sens de Max Weber) et non une "éthique de la responsabilité" soucieuse des conséquences des actions (une "Verantwortungsethik" au sens de Max Weber). Pour Apel, ce point est profondément ancré dans ce qu’il appelle le "dualisme métaphysique kantien des deux règnes", à savoir le règne nouménal de la liberté et le règne phénoménal du déterminisme causal. "En effet, note Apel, la "causalité par liberté", postulée par Kant (...) ne peut pas, étant donné les présuppositions métaphysiques dualistes de Kant, être supposée changer quelque chose par intervention causale dans le monde de l’expérience possible parce que tous les états de ce monde sont prédéterminés par des chaînes causales." (p. 42). Une autre insuffisance de la morale kantienne résiderait dans le fait qu’elle ne dispose pas d’un équivalent du concept hégélien de "substantielle Sittlichkeit", et donc qu’elle ne peut pas fournir de médiation entre la communauté idéale d’êtres raisonnables à laquelle elle se réfère dans l’idée du "règne des fins" et la réalité historique donnée, déjà porteuse d’un contenu normatif. "Kant n’avait pas le concept que nous avons aujourd’hui de cette réalité historique située entre la nature et le principe idéal de moralité [si bien que] Kant ne pouvait pas fournir de médiation entre le principe d’universalisation en tant qu’étalon formel du jugement moral et le contenu matériel des normes morales et juridiques qui est donné d’avance par l’histoire" (p. 42). C’est très précisément cette médiation que tente d’opérer la "partie B" de l’éthique de la discussion dans sa version apélienne. Enfin, Apel dénonce le fait que la morale kantienne, et en particulier son "principe d’universalisation" (c’est-à-dire l’impératif catégorique) ne soit pas ultimement fondé de façon transcendantale, mais posée d’une manière "quasi-transcendante". Autrement dit : dans sa morale, Kant ne serait plus criticiste, et le recours à un "fait de la raison" le ferait retomber dans une version dogmatique de l’entreprise de fondation pourtant dénoncée par la première Critique. A l’issue de cette leçon, le programme de l’éthique de la discussion, au moins dans sa version apélienne, est donc clair : il s’agit de fournir une morale déontologique qui soit aussi une "éthique de la responsabilité" au sens de Weber, qui thématise explicitement la question de sa propre application en cherchant à résoudre la distance qui existe entre la communauté idéale de communication et les situations concrètes (historiquement données) de communication, et enfin qui puisse fournir une fondation rationnelle ultime et non dogmatique de sa validité. Vaste programme, on en conviendra, dont K-O Apel trace les grandes lignes dans les leçons suivantes...
On peut passer plus brièvement sur la troisième leçon. Apel cherche à montrer que, durant la seconde moitié du XXème siècle, alors que le besoin éthique se fait plus pressant que jamais (crise écologique, menace nucléaire, déséquilibre économique mondial), l’interrogation morale paraît paralysée. Le monde occidental connaît en effet une sorte de division du travail et de complémentarité entre, d’un côté, un rationalisme scientiste axiologiquement neutre et, d’autre part, l"’existentialisme", qui renvoie les choix normatifs aux libres décisions privées des individus. Il va de soi que, pour Apel, une telle alliance ne conduit qu’à occulter les questions pratiques, et renouvelle le besoin d’une morale déontologique, universaliste, fondée "ultimement", et capable d’intégrer la dimension d’une application responsable des normes.
La quatrième leçon constitue la première introduction à l’édifice conceptuel de l’éthique de la discussion à proprement parler. Apel y revient sur les critiques qu’oppose le "rationalisme critique" de Karl Popper et Hans Albert à toute idée de fondation rationnelle ultime en philosophie. Hans Albert a tenté de montrer, en effet, que l’on pouvait ramener toute tentative de fondation ultime en philosophie à trois paralogismes, qu’il regroupe sous la dénomination de "trilemme de Münchhausen" (dans ses écrits fantastiques, le Baron de Münchhausen racontait à ses lecteurs qu’il se serait extrait d’un marécage en se tirant lui-même par les cheveux !). Toute entreprise de fondation ultime aboutit en effet, pour Hans Albert, à une régression à l’infini, à un cercle logique (ou pétition de principe), ou encore à la dogmatisation métaphysique de prémisses. Karl-Otto Apel recense également une difficulté propre la fondation ultime dans le domaine moral : depuis Hume, la philosophie refuse explicitement de fonder l’être sur le devoir-être (autrement dit : elle refuse le passage du descriptif au normatif) ; c’est ce que G.E. Moore, dans ses Principia Ethica, dénonce très précisément sous le nom de naturalistic fallacy (paralogisme naturaliste). Apel intègre bien toutes ces objections (qu’à vrai dire il partage), mais n’en tire pas la même conclusion : pour lui, une "fondation ultime" (Letztbegründung) de la raison et de la morale est possible grâce aux moyens de la pragmatique transcendantale et de l’argument central de l’auto-contradiction performative : même l’argumentation d’un penseur solitaire est principiellement dépendante de la justification des énoncés devant une communauté d’argumentation ; dès lors, celui qui prétend (dans la vie théorique ou pratique) faire le choix opposé à celui de la raison ne perçoit pas qu’il entre dans une auto-contradiction performative, car son énoncé reconnaît déjà un certain nombre de normes qu’il prétend nier (droits égaux de tous les partenaires de la discussion, co-responsabilité dans la solution des problèmes...). Une fondation ultime transcendantale-pragmatique est donc possible. Apel, dans des développements intéressants, termine sa leçon en tentant de trouver des ancêtres à sa tentative : il en identifie dans une version de l’elenchos grec, dans le cogito cartésien (dont il propose, à la suite de J. Hintikka, une interprétation issue de la pragmatique linguistique), ainsi que chez Kant et Husserl, bien que ces derniers restent prisonniers du "paradigme de la subjectivité" propre à la philosophie moderne occidentale, qu’il s’agit précisément de dépasser au profit du paradigme communicationnel. On notera que cette question de la fondation ultime pragmatico-transcendantale a été l’objet d’une première vive opposition entre Apel et Habermas. La querelle renvoie, en fait, au statut que l’on accorde aux présuppositions communicationnelles que les deux auteurs s’accordent à identifier : pour Apel, ces présuppositions sont strictement transcendantales, absolument infalsifiables, et valent donc comme Letztbegründung ; pour Habermas, en revanche, elle ne sont que "quasi transcendantales", puisque si elles sont effectivement ancrées dans les langues naturelles, rien ne prouve qu’elles renvoient à la nature de la raison elle-même. Autrement dit, pour Habermas, ces présuppositions pragmatiques sont sans alternative pensable pour nous, mais rien ne permet d’affirmer leur caractère transcendantal.
La cinquième leçon propose une critique de la philosophie transcendantale classique en tant qu’elle serait intrinsèquement tournée vers la seule relation cognitive du sujet et de l’objet, et donc incapable de fournir une fondation satisfaisante du point de vue moral de l’intersubjectivité. On regrette, sur ce point, que K.-O Apel ne revienne pas sur la pensée de Fichte, qui proposait explicitement une déduction de l’intersubjectivité. Dans son Fondement du droit naturel, Fichte montre en effet qu’un sujet ne peut se poser comme tel sans s’attribuer (pour se distinguer de la "chose") une libre causalité (théorème I), qu’il ne peut dès lors s’attribuer une causalité dans le monde sensible sans l’attribuer à d’autres, donc sans admettre d’autres êtres raisonnables hors de lui (théorème II), et que donc, finalement, "l’être raisonnable fini ne peut admettre d’autres êtres raisonnables finis hors de soi, sans se poser comme se tenant avec eux dans une relation déterminée, que l’on nomme la relation juridique" (théorème III). Bref, on peut regretter que la condamnation apélienne du "transcendantalisme classique" comme fondamentalement théorique et centré sur la figure du sujet solitaire soit un peu hâtive. Il n’en reste pas moins que cette confrontation avec Kant précise certains aspects fondamentaux de l’éthique de la discussion. Alors que Kant laisse à l’individu seul le soin d’appliquer le principe d’universalité pour découvrir quels sont matériellement ses devoirs (sans prise en compte des conséquences prévisibles de ses actes), l’éthique de la discussion attribue cette détermination aux discussions pratiques réelles avec toutes les personnes concernées, et inclut une expertise au sujet des conséquences prévisibles des normes matérielles envisagées.
La sixième leçon expose la réponse de K.-O Apel aux différentes formes de relativisme historique ou de communautarisme. La critique qu’adresse Apel à tous ces courants est simple (elle repose sur la pragmatique transcendantale) : toute argumentation, y compris celle du relativiste ou du communautarien, comporte déjà une prétention à la validité universelle et présuppose déjà que l’on ait accepté les normes procédurales formelles du discours. Donc ces positions sont auto-contradictoires du point de vue performatif.
La septième et la huitième leçons abordent finalement le clivage le plus important qui existe désormais entre la version apélienne de l’éthique de la discussion et la version habermassienne. Celui-ci concerne la problématique de l’application. Pour Apel, cette question de l’application ne se résume pas à une prise en compte des conséquences de l’agir dans l’évaluation des actions. Sur ce point précis, Apel et Habermas restent en parfait accord : le principe U, par différence avec l’impératif catégorique kantien, intègre la prise en compte des "conséquences et les effets secondaires qui (de manière prévisible) proviennent du fait que la norme a été universellement observée". Toutefois, pour Apel, la véritable question de l’application se joue ailleurs. Elle n’a pas non plus été formulée par Kant : si Apel identifie bien, chez Kant, la volonté de poser la question de l’application de l’impératif, notamment au sein de la Doctrine de la vertu (spécialement au § 45), il lui reproche de ne pas formuler la véritable problématique de l’application propre à une morale déontologique, et du même coup de retomber dans une question traditionnelle (Apel dit "néo-aristotélicienne") de l’éthique de la vie bonne. Le véritable problème de l’application renvoie en fait à cette question : que faire lorsque, même si nous avons la bonne volonté de résoudre les problèmes pratiques par la discussion, nous nous heurtons aux réticences, à la violence, à la ruse, ou même simplement à l’incompétence de nos partenaires ? Apel avance que nous devons admettre ici une seconde partie de l’éthique de la discussion (une "partie B"), organisée autour d’un principe supplétif qui autorise le recours à des moyens stratégiques, dans la mesure où les conditions de discussion idéales ne sont pas réalisées. Ce principe-complément est donc de nature téléologique, dans la mesure où il pose comme idéal régulateur de nos actes présents l’établissement des conditions idéales de résolution des questions pratiques par la discussion. Habermas, pour sa part, juge cette partie B superflue et contradictoire avec la partie A de la Diskursethik : "Le principe-complément mentionné introduit (...) un point de vue téléologique au sein d’une théorie morale amorcée de manière déontologique : la réalisation de la morale elle-même est stylisée en bien suprême. Cela fait exploser le cadre conceptuel d’une théorie déontologique" (De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, p. 174). Habermas, lui, dans une coopération plus étroite avec les sciences sociales, préfère proposer une réponse à la question de l’application en développant une philosophie politique et juridique qui, attentive aux mécanismes déjà à l’œuvre dans la société, identifie en eux des tendances favorables à une application concrète du moment purement normatif de la rationalité communicationnelle.
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Dans la préface à son ouvrage Morale et communication (ouvrage dédié "à Karl-Otto Apel, en l’honneur de ses soixante ans et pour le remercier de trente ans d’enseignement"), Habermas n’hésitait pas à déclarer : "parmi les philosophes vivants, nul n’a déterminé la direction de ma pensée aussi durablement que Karl-Otto Apel". Pourtant, force est de constater que d’importants débats opposent désormais les deux collègues francfortois. La Réponse de l’éthique de la discussion a le mérite de proposer un exposé clair et relativement exhaustif de la version apélienne de l’éthique de la discussion, dont les spécificités s’organisent autour de deux points essentiels : d’une part, il existe chez Apel une prétention à proposer une "fondation rationnelle ultime" de la morale ; d’autre part, Apel affirme désormais la nécessité (au titre des exigences d’une application responsable) de compléter la partie A déontologique de la Diskursethik par une partie B, de nature téléologique, qui autorise le recours à des moyens stratégiques en vue d’œuvrer à la réalisation des conditions idéales de communication.