mardi, 27 décembre 2011
http://philosophie.ac-amiens.fr/162-penser-avec-les-images.html
Yannick Bézin, du lycée Léonard de Vinci à Soissons, propose deux expériences de développement du recours aux images pour l’analyse d’un problème philosophique précis en dehors du cours sur l’art.
A l’heure où les plus hautes autorités pédagogiques s’interrogent sur l’ennui en classe (le 14 janvier 2003, le Conseil national des Programmes avait organisé un colloque à la Sorbonne, sur ce thème), il me semble par moment utile de rompre le rythme habituel du cours et de soumettre aux élèves autre chose qu’un texte. Cela permet de renouveler l’attention, d’enrichir la culture générale et de fournir des références qui peuvent être réinvesties dans les travaux écrits sous forme d’exemples à l’appui d’une analyse ou bien d’amorce d’introduction.
Parmi les nombreux médias qui peuvent alors être employés, l’image, qu’elle soit la reproduction d’un tableau, une photographie ou bien une affiche publicitaire, semble être celui dont l’emploi reste le plus souple car elle nécessite des moyens techniques limités pour la mettre à disposition des élèves. Le traitement des problèmes liés à l’art que l’on trouve dans le programme de toutes les sections générales ou technologiques appelle de fait un recours aux reproductions d’œuvres d’art.
Il me semble néanmoins que l’image peut être le support de l’analyse d’un problème philosophique précis en dehors du cours sur l’art. Je proposerais ici deux exemples d’un tel usage : le premier est une mise en parallèle d’un texte et d’un tableau où l’image permet de comprendre la position philosophique, le second consiste à introduire un concept philosophique à partir de l’analyse d’un tableau.
Dans le cours destiné aux classes de STI, après avoir montré que les historiens "ne nous racontent pas des histoires", c’est-à-dire après avoir montré la possibilité et les conditions de l’objectivité de l’histoire, j’introduis la question du sens de l’histoire. La réflexion sur l’épistémologie de l’histoire ouvre alors à la philosophie de l’histoire. Quand les élèves ont posé le double sens du mot "sens", direction et signification, nous pouvons poser la question de la fin de l’histoire, c’est-à-dire de sa finalité et de son possible terme. Je leur propose alors plusieurs interprétations, plusieurs lectures de l’histoire. L’une d’elle est celle de Bossuet qui est exposée et développée à l’aide d’un tableau.
Il semble en effet possible de mettre en parallèle avec profit le tableau de Holbein, les Ambassadeurs de 1533, exposé à la National Gallery de Londres,
et l’interprétation de l’histoire que propose Bossuet dans son Sermon sur la Providence prononcé le vendredi 10 mars 1662 à la chapelle du Louvre.
Il est possible de trouver une reproduction du tableausur le site de la National Gallery.
Le sermon de Bossuet est publié aux éditions Gallimard, dans la collection Folio Classique, n°3458, précédé par une très utile préface de Madame Cagnat-Debœuf.
Le lien entre l’image et le texte est bien évidemment rendu possible par l’anamorphose. Bossuet commence ainsi son premier point :
"Quand je considère en moi-même la disposition des choses humaines, confuse, inégale, irrégulière, je la compare souvent à certains tableaux, que l’on montre assez ordinairement dans les bibliothèques des curieux comme un jeu de la perspective. La première vue ne vous montre que des traits informes et un mélange confus de couleurs, qui semble être ou l’essai de quelque apprenti, ou le jeu de quelque enfant, plutôt que l’ouvrage d’une main savante. Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous les fait regarder par un certain endroit, aussitôt, toutes les lignes inégales venant à se ramasser d’une certaine façon dans votre vue, toute la confusion se démêle, et vous voyez paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions, où il n’ y avait auparavant aucune apparence de forme humaine. C’est, ce me semble, Messieurs, une image assez naturelle du monde, de sa confusion apparente et de sa justesse cachée, que nous ne pouvons jamais remarquer qu’en le regardant par un certain point que la foi en Jésus-Christ nous découvre." (Folio, pp. 114 et 115). Le point de départ de l’analyse de Bossuet est semblable à celui que choisira Hegel pour ouvrir ses cours sur la philosophie de l’histoire : le constat du désordre. L’image romantique du philosophe marchant au milieu des ruines pour trouver leur sens diffère cependant de celle, militaire, du prêtre combattant les libertins. Le projet de Bossuet est en effet d’aller au delà du désordre de l’histoire dont se servent les libertins afin de prouver "par le désordre même qu’il y a un ordre supérieur qui rappelle tout à soi par une loi immuable."
La comparaison avec l’anamorphose s’éclaire car la définition de la stratégie mise en place par Bossuet correspond bien à la définition de l’anamorphose. Cette dernière peut être définie comme d’un désordre apparent : dans le tableau de Holbein la forme qui s’étale sur le pavage entre les deux personnages n’entre pas dans l’ordre imposé par la dimension perspective du tableau. Elle semble appartenir à un autre ordre. Il ne faudrait pas en conclure trop rapidement à un manque de compétence de l’artiste, incapable de donner à une figure une forme reconnaissable. Le spectateur qui énoncerait un tel jugement, serait autant dans l’erreur que le libertin qui, à partir de la perception du désordre de l’histoire en conclurait à l’absence d’un dessein quelconque. Bossuet le met en effet en garde :
" Mais arrêtez, malheureux, et ne précipitez pas votre jugement dans une affaire aussi importante ! Peut-être que vous trouverez que ce qui semble confusion est un art caché ; et si vous savez rencontrer le point par où il faut regarder les choses, toutes les inégalités se rectifieront, et vous ne verrez que sagesse où vous n’imaginiez que désordre."
Il en va de même pour le spectateur de l’œuvre de Holbein. La contradiction entre le réalisme de la représentation de Jean de Dinteville et de George de Selve et la figure flottant entre eux, n’est qu’une apparence qui disparaît si le tableau n’est pas regardé de face mais depuis le bord droit. Alors la figure prend en effet forme, elle se transforme (anomorphoun, transformer) en un crâne humain. Loin d’un être un défaut du peintre, il s’agit au contraire d’une maîtrise telle des lois de la perspective que le peintre peut en jouer. Cette technique consistait à représenter une figure puis à la couvrir d’une trame de lignes perpendiculaires. Les déformations sur la trame (les intervalles étant rétrécis dans un sens, élargis dans un autre) permettaient alors sur une seconde feuille de reporter la figure dans chaque case correspondante. L’art du dessin autant que les connaissances géométriques étaient ici mises en œuvre.
Le sens du tableau de Holbein se révèle alors : il s’agit d’un memento mori. La mort flotte dans ce tableau, non pas de façon directement identifiable car elle n’appartient pas véritablement au monde ordonné de la perspective, mais elle oblige le spectateur à envisager le pouvoir, la richesse et la jeunesse des ambassadeurs d’un autre œil. Les puissances terrestres de l’Église et des laïques, les sciences et les arts ne sont que des vanités car ils aveuglent quant à la destinée de l’homme : la mort. Pour Bossuet, il en va de même de l’histoire. Les libertins la regardent de face et n’y voient donc que le désordre qui n’est qu’un autre nom pour le mal. Pourquoi le méchant vit heureux et le pieux ne souffre que misères ? Les libertins actualisent les arguments de Job. Bossuet répond que les hommes n’envisagent pas les événements de l’histoire humaine sous le seul angle qui permettrait d’en saisir le sens : la Providence. Cette figure impersonnelle et bienveillante qui oriente le cours des événements en vue de notre Salut est l’autre nom de la continuité de l’action de Dieu dans le monde. Seule la croyance au Dieu chrétien permet pour Bossuet de comprendre que l’histoire est ordonnée : qu’elle a un direction et une finalité : le Salut et le Royaume de Dieu. La philosophie de l’histoire se fait ici eschatologie. Cette dimension eschatologique se trouve également dans le tableau de Holbein car la finalité et de l’œuvre et de l’homme se trouve dans l’anamorphose de la tête de mort qui contredit la belle ordonnance de la perspective orthogonale. Lorsque le spectateur envisage le tableau depuis le bord extérieur droit afin que son œil reconnaisse la forme du crâne, il peut alors remarquer dans le coin supérieur gauche, à peine visible, accroché au mur derrière le rideau vert qui sert de fond à la représentation, un crucifix. Ni le pouvoir, ni la richesse, ni la connaissance ne peuvent sauver les deux ambassadeurs de la mort, seule la foi en Dieu peut leur accorder la vie éternelle. Pour une fois, ce n’est pas le diable qui est dans les détails…
Il est possible dans l’économie d’un cours sur l’histoire de passer alors à la question de la possibilité pour l’homme d’envisager le cours des événements du point de vue de la Providence à partir de l’analyse que mène Kant dans la seconde section du Conflit des facultés de 1798. Le concept de croyance y est toujours à l’œuvre mais dans le cadre d’une réflexion sur le progrès.
Je propose maintenant une autre manière d’utiliser l’image, non plus pour mener l’analyse et la compréhension conjointes d’un texte et d’un tableau mais pour introduire les problèmes philosophiques que pose une notion au programme. Il s’agit ici du désir qui sera questionné à partir d’une œuvre de Michelangelo Merisi dit Caravage, "L’amour vainqueur".
Il est possible de trouver une reproduction du tableau sur le site :
http://www.peiresc.org/Musique/010.htm
Le site suivant propose une série d’articles très documentés sur Caravage :
http://www.bergerfoundation.ch/Caravage/F/
Il s’agit ici de proposer aux élèves une série de questions grâce auxquelles ils pourront analyser avec méthode le tableau et ainsi en comprendre le sens. A partir de là il est possible de questionner le parti pris iconologique du peintre quant à ce qu’est le désir et d’ouvrir le questionnement sur la nature même du désir.
Il est possible ici d’introduire la référence platonicienne du Banquet à double titre : l’image du désir comme une divinité et le questionnement sur la nature du désir à travers les interventions des différents personnages.
On peut alors poser la question de la fonction du désir : pourquoi l’homme est-il un être de désir ? Quelle en est la finalité ? Les différentes analyses anciennes de cette question chez Diogène le cynique, Aristippe de Cyrène ou même Épictète peuvent être mobilisées avec profit.
Il est possible ensuite d’opposer l’amour sacré et l’amour profane et de se demander si le désir doit être converti en autre chose que lui-même. Différentes définition du concept d’amour peuvent être ici analysés.
Cette liste de question n’est pas exhaustive, il ne s’agit que d’un exemple de mise en question d’un tableau ouvrant à un questionnement philosophique. Les images peuvent donc avoir une fonction véritablement pédagogique au sein du cours de philosophie. Il me semble possible d’y avoir recours, non pas en tant que simples illustrations décoratives comme dans de trop nombreux manuels, mais comme des objets pour la pensée.